Quantcast
Channel: Stéphane du Mesnildot Japanese Blog 東京の奇妙な日々

Le noir Paraiso de Suehiro Maruo

$
0
0

Suehiro Maruo est réputé pour être un maître de l’ero-guro (l’érotisme grotesque) à l’imagination sans limite. Nous avons frémi aux spectaculaires horreurs de L’île panorama et Le Diable en bouteille tout en sachant que les monstres qui les hantent sont d’abord des démons de l’esprit. Paraiso, célébrant les quarante ans de carrière du mangaka, dévoile une autre facette de son art : ici, l’horreur est ancrée dans le réel et prend pour cadre le Japon ravagé par les bombardements et l’immédiate après-guerre. Elle ne nait plus de fantasmes macabres délirants mais d’une approche historique et documentaire, et s’exerce en premier lieu sur les enfants, éternelles victimes de la cruauté des hommes.




Le Japon d’après-guerre : le crépuscule des dieux

Le Tokyo des années trente était une cité prospère, ouverte au progrès et l’un des foyers intellectuels et artistiques de l’Asie. La guerre en a fait un champ de ruines où tente de survivre un peuple en haillons. Les hommes reviennent mutilés ou traumatisés, les orphelins sont livrés à eux-mêmes, et de très jeunes filles se prostituent. Dans ce chaos, rodent des prédateurs prêts à tout pour en tirer profit, aussi bien économiquement que sexuellement ou idéologiquement.



Les ruines du pays étaient autant matérielles que spirituelles. La capitulation d’Hirohito le 15 août 1945 s’était accompagnée d’un renoncement à sa nature divine. Lorsque le Japon s’ouvrit à l’Occident pendant l’ère Meiji (1868-1912), l’empereur fut placé à la tête de la nation pour en assurer l’identité. Sa divinisation était la clé de voûte d’une puissante opération de propagande visant à en faire le descendant direct d’Izanagi et Izanami,  les divinités fondatrices du Japon. Dans les manuels des écoliers, cette généalogie n’était pas enseignée comme une allégorie mais comme un fait historique. Mourir pour la patrie, en projetant son avion sur les navires américain, participait d’une dévotion quasi mystique au souverain. La défaite laissa donc les Japonais désemparés, et en fit littéralement un peuple sans dieux. Pour survivre, ils allaient devoir adopter les mœurs de l’occupant américain dont le but était de « déféodaliser » leur pays et le transformer en une nation moderne, démocratique, accordant entre autres le droit de vote aux femmes.

Fallait-il pour autant rejeter tout de l’ancien Japon, et en particulier les cultes shintos et bouddhistes, désormais entachés de crimes de guerre ? Le catholicisme allait-il devenir, comme souvent, l’instrument d’une acculturation ? Dans une case de Paraiso, la tête d’un Bouddha décapité est effondrée au milieu des ruines comme l’annonce de la chute des anciens dieux. Le prêtre qui traverse ce paysage pense : « Le Bouddhisme est une religion de barbares. Seul le catholicisme détient la vérité. Les Japonais finiront par devenir les serviteurs de Dieu. »



La religion chrétienne n’était pas étrangère au Japon : au XVIIe siècle, des jésuites portugais, basés à Nagasaki, menèrent une mission d’évangélisation. La répression des catholiques japonais par les shoguns, l’une des plus violentes de l’histoire, est relatée dans le film Silence(2016) de Martin Scorsese d’après le roman de Shusaku Endo.


Le temps était-il venu pour les missionnaires de prendre leur revanche ? Contre l’enfer terrestre qu’était devenu le Japon, le catholicisme proposait le concept de martyr, soit la sanctification par la souffrance, et un séduisant « Paraiso » immaculé. Suehiro Maruo est né précisément dans le département de Nagasaki en 1956. Cet élément biographique pourrait-il expliquer la récurrence des motifs catholiques dans son œuvre ? 


Maruo ne résume pas toute l’horreur de l’époque au seul Japon. Paraiso s’achève en Pologne avec deux récits : Monsieur le Hollandais et La Vierge Marie, narrant le martyre du légendaire Maximilien Kolbe. Ce frère franciscain, fondateur en 1931 du Jardin de l'Immaculée près de Nagasaki, retourna en Pologne et fut déporté à Auschwitz en 1941. Ayant pris la place d’un prisonnier condamné à mourir de faim et de soif, Kolbe aurait survécu trois semaines grâce la prière, avant d’être exécuté avec une piqure de phénol. Dans Monsieur le Hollandais, l’esprit miséricordieux de Kolbe incite un jeune garçon à se montrer charitable avec les blessés d’un bombardement. 



Dans La Vierge Marie, c’est une image de la Vierge, offerte par un déporté dessinateur de bandes-dessinées, qui aide Kolbe à transcender son martyr. Ainsi, c’est le dessin lui-même qui fait office de relique sacrée. On peut-y lire la profession de foi de Maruo envers la bande-dessinée qui, pour l’enfant turbulant et un peu délinquant qu’il était, fit office de rédemption. Dans Paraiso, la seule évasion des enfants hors de ce monde de terreur est la lecture de Lost World, le manga d’Osamu Tezuka inspiré de Conan Doyle.

 

Entre néo-réalisme et surréalisme

Maruo absorbe les références cinématographiques ou littéraires pour nourrir son œuvre. Dans Paraiso, il puise au cinéma néo-réaliste né en Italie au sortir de la guerre.

La première case de Vagabonds de guerre compare les ruines de Tokyo à celles de Berlin. « Tokyo est minable jusque dans ses ruines » écrit Maruo. Ces visions d’une ville ravagée et de ses enfants perdus évoquent Allemagne année Zéro (1948) de Roberto Rossellini et la destinée tragique du petit Edmund dans le Berlin d’après-guerre. Les pickpockets juvéniles rappellent ceux de Paisa (1946) : un GI se faisant dérober ses rangers par un enfant romain découvrait que ses parents avaient péri sous les bombardements alliés. Le Tokyo de 1949 a trouvé une représentation saisissante dans Chien enragé (1949) de Kurosawa où un policier traverse les quartiers de bidonvilles et son peuple de damnés. Un même néo-réalisme est à l’œuvre dans la littérature japonaise d’après-guerre et le mouvement de la « littérature de la chair ». Dans L’Idiote(1946), Sakaguchi Ango décrit une passion animale dans une ville enflammée par les bombes et La Barrière de chair de Taijiro Tamura (1947- adapté par Seijun Suzuki en 1964) documente la vie des prostituées racolant dans les décombres. Ce courant littéraire moderne, violent et transgressif, attaquant tous les tabous tels que l’inceste, le sadomasochisme, le cannibalisme ou la défiguration, alimente l’horreur réaliste de Paraiso. La critique d’une religion corrompue avec ses curés dissimulant leurs perversions sous leurs soutanes entraîne Maruo du côté du cinéaste surréaliste Luis Bunuel. 



Le récit Diabolique présente un curé pédophile aux allures de démon. Lorsque des mendiants s’introduisent dans l’orphelinat pour festoyer, se déguisent en religieuses et parodient la Cène, Maruo reproduit la célèbre orgie blasphématoire de Viridiana(1961). Quant aux bandes d’enfants, elles rappellent celles des quartiers de pauvres de Mexico dans Los Olvidados (1950). Luis Bunuel et Maruo partagent la même cruauté dans cette image brute, et parfois hallucinée, d’une enfance perdue entre délinquance et maisons de correction.

 

Une comédie inhumaine

Parallèlement au néo-réalisme, Maruo ne délaisse pas l’ero-guro qui a fait sa réputation.

Maruo poursuit certaines de ces obsessions telle l’androgynie avec ses garçons et filles aux physiques neutres, facilement interchangeables. La petite Tarô dans Vagabonds de guerre se fait passer pour un garçon, sans doute pour éviter de se faire violer. Parallèlement, dans Dodo l’enfant do, un garçon se travesti en marchande de fleur, pour mieux vendre sa marchandise. La crise d’identité que connait alors le Japon perturbe également les genres. Personne n’est vraiment ce qu’il parait.



La culture de Maruo dans le domaine de l’horreur, autant au théâtre qu’au cinéma, est foisonnante. Dans le terrifiant Dodo l’enfant do, une créature au visage mutilé, vêtue de noir et tenant un bébé dans les bras, hante les décombres. Son origine obscure en fait une légende urbaine semblable à la fameuse « femme défigurée » des années 1980. Les rumeurs circulent parmi les enfants : était-elle l’épouse d’un professeur d’université, une professeure de shamisen ou la patronne d’un restaurant ? Son visage au nez tranché lui donnant l’apparence d’une tête de mort s’inspire du maquillage de Lon Chaney dans Le Fantôme de l’opéra (1925) de Rupert Julian. Lorsqu’elle suce le doigt blessé d’un enfant, elle reproduit le geste du Nosferatu (1922) de Murnau. Le bébé momifié qu’elle transporte en fait une mère d’outre-tombe, telle Oiwa-san le plus célèbre des fantômes féminins du kabuki, à l’origine du cinéma d’horreur japonais et qu’interprète la mère des enfants dans Tomimo la maudite. Cette créature nous l’avions aussi croisée dans Vampyres : l’ogresse dont la bouche carnassière était calquée sur celle d’Hanya la démone du théâtre nô.



Ce ne sont pas les seules auto-références dont Maruo parsème Paraiso. Sayo Matsumoto, la petite fille abusée par un prêtre dans Diaboliqueressemble comme deux gouttes d’eau à Tomimo. Dans Paraiso et Tomimo la maudite, un même vieillard à la barbe blanche a pour mission d’attirer les enfants dans un orphelinat catholique. Dans les deux mangas, les jeunes héros ont des visions hallucinées du martyre des premiers chrétiens de Nagasaki. Comment se nomment d’ailleurs les derniers chapitres de Tomimo la maudite ? Tout simplement Paraiso. Se recoupant sans cesse, les œuvres de Maruo forment une véritable comédie inhumaine du Japon.

 

Le peintre des enfers



En quoi le style de Maruo a-t-il changé au cours de ses quarante ans de carrière ? Dans La Jeune fille aux camélias, Yume no Q-saku ou Le Monstre au teint de rose, ses décors étaient stylisés comme sur une scène de théâtre. Son art s’exerçait alors sur les phénomènes de foire et les créatures baroques. La composition même des maisons japonaises, avec leurs tatamis, futons et cloisons de papier, inclinait à cette théâtralité. Pourquoi élaborer des architectures complexes alors que le centre du récit était une inimaginable chenille humaine ? Au fil du temps, le dessin de Maruo a gagné en rondeur, l’éloignant de la violence viscérale de ses premières planches où sa plume semblait griffer cruellement la feuille de papier. Sa technique s’est évidemment enrichie et les cases éparses de villes, reproduites d’après des photographies d’époque, ont laissé place à de vastes panoramas. L’un des jalons de l’appropriation du décor par Maruo est d’ailleurs L’Île panorama où il élabore un vertigineux paysage, une végétation luxuriante et des édifices au-delà de la raison. Peut-être fallait-il à Maruo un décor qui soit lui-même un monstre décadent pour l’amener à élargir son champ de vision. Dans L’Enfer en bouteille, l’île grouillantes d’insectes, de créatures marines et de fruits exotiques est également un espace mental : l’expression de l’amour incestueux du frère et de la sœur. Tomimo la maudite rappelle La Jeune fille aux Camélias mais le récit est cette fois contextualisé : le quartier des théâtres d’Asakusa pendant les années 40, avec ses façades et banderoles est désormais restitué avec une précision maniaque. Les personnages, toujours aussi insolites, sont désormais intégrés au Japon et à son histoire. Paraisoest l’accomplissement de cette mue : de fantasmagorique, l’art du mangaka est devenu documentaire. Les grandes planches éclatées où il lâchait la bride à son imaginaire érotique laissent place à un découpage plus classique. Nous sommes rivés au sol avec les personnages et traversons un monde littéralement dantesque et clos sur lui-même, qu’il s’agisse de Tokyo ou du camp d’Auschwitz : cet enfer sur terre, est la création de l’homme lui-même, et Maruo devient son peintre halluciné, tel un Jérôme Bosch des temps modernes.

 


Ce billet est la version longue du texte que j’ai écrit pour le Dossier de presse de Paraiso.


Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement

$
0
0
A new springtime of yakuza



Comme le monde actuel est très décevant, je passe le printemps chez les yakuzas

1er mars

Kamikaze Cop, Marihuana Syndicate aka The Assassin/Yakuza deka: Marifana mitsubai soshiki  (1970) de Ryuichi Takamori



Le second film des aventures du Détective Hayata, flic infiltré chez les yakuzas essayant d’enrayer un trafic de… marijuana. On est bien loin de la French Connection et on se demande si l’herbe en question n’a pas surtout circulé sur le plateau. Sonny Chiba est plus drôle, charmeur et bondissant que jamais, en version japonaise, très réussie, de Jean-Paul Belmondo. J’ai renoncé à essayer de comprendre grand-chose dans cette série de doubles jeux entre clans (dont un tenu par Fumio Watanabe), pour me laisser porter par l’énergie bordélique du film où l’on croise des mama-san travestis, des femmes ninja, des japonais en peintures tribales africaines, et des hippies à qui l’herbe fait le même effet que le LSD. 





Et pourtant, une très jolie scène : Chiba se battant dans une piscine déverse un liquide blanc ayant pour seul effet de faire ressembler une tache de sang au drapeau japonais. On peut imaginer un lien avec les discours nationalistes d’un politicien corrompu frayant avec les yakuzas. Cette petite note critique devait amuser les étudiants gauchistes venus, entre deux manifs, se distraire devant les exploits du beau gosse Sonny Chiba.


 


5 mars

Carmen 1945/ Nikutai no mon (1988) d’Hideo Gosha


Carmen 1945 n’a rien à voir avec l’œuvre de Mérimée puisqu’il s’agit d’une nouvelle adaptation du roman de Taijirō Tamura La Barrière de chair, dont on connait surtout la version de Seijun Suzuki. Moins expérimental que Suzuki, Gosha possède son propre lyrisme avec ses envolées musicales et mélodramatiques qui en font le Douglas Sirk du film de yakuza. Carmen 1945 s’inscrit dans la série féminine de Gosha (Tokyo Bordello, Femmes de Yakuza) des années 80, où il dévie des univers virils du chambara et du yakuza. 



Ses personnages sont ici les fameuses « pan-pan girls », bandes de prostituées d’après-guerre qui rompaient avec la culture féodale des geishas. Outrageusement maquillées, vêtues à l’occidentales, et indépendantes, elles racolaient dans les rues et emmenaient leurs clients, souvent des GI américains, baiser dans les ruines.  



Chez Gosha elles se définissent comme un clan yakuzas et sont liées à la pègre qui tente de les domestiquer. En une superbe réplique, l’héroïne déclare que ce sont les hommes qui ont déclaré la guerre, l’ont perdu et les ont forcées à la prostitution pour survivre. Toutes sont aussi de flamboyantes Drama Queens, et elles n’affichent pas par hasard des photos de Marlene Dietrich dans leur repaire. 




Les yakuzas ne sont pas en reste et Gosha en fait plus que de simples brutes : comme les personnages de Feux dans la plaine de Kon Ichikawa, pendant la guerre, leur chef avoue avoir mangé pour survivre la chair de ses camarades, ce qui lui a révélé la nature impitoyable de l’existence. Il mourra en récitant des vers de François Villon.

 


The Insatiable / Gendai poruno-den (1971) de Norifumi Suzuki



Beau film pink où Reiko Ike, sortie fraichement d’une pension religieuse est livrée aux vices des hommes, et surtout de businessmen vicieux. Elle se venge en montant les uns contre les autres les membres d’une famille d’industriels corrompus. La curiosité vient ici de la présence de l’actrice française Sandra Julian (Le Frisson des vampires de Jean Rollin) interprétant la fiancée parisienne du jeune héritier dont Reiko est amoureuse. Lors d’une bizarre séquence onirique, conçue pour appâter le spectateur japonais en quête d’exotisme occidental, Sandra (qui garde son prénom) est troublée par le dos tatoué d’une servante.  



Elle s’imagine alors être caressée sur un tapis de cartes hanafuda par trois yakuzas tatoués, dont l’un au dos orné d’un étonnant squelette. 






L’érotisme du corps tatoué des yakuza, contenu dans le ninkyo eiga s’exprime sans complexe trouve dans le cinéma pink. 






6 mars

The machine Gun Dragon / Yokohama ankokugai mashingan no ryu (1976) de Akihisa Okamoto


Le yakuza a beau prôner la virilité, le père biologique n’existe pas pour lui. Il en trouvera un substitut dans la figure de l’oyabun, et s’effondrera en pleurs au pied de son lit de mort avant d’aller le venger. Mais en réalité la mère est tout pour lui. Celle-ci est souvent absente comme dans le classique Ma mère sous mes paupières où un jeune matatabi (yakuza vagabond) traverse le pays à sa recherche. Le yakuza malgré ses tatouages et son code d’honneur samouraï est d’abord un mama’s boy. 



Dans The Machine Gun Dragon, il faut voir Bunta Sugawara prendre son bain avec sa mère, et apprenant sa mort en prison, devenir fou de douleur. Désarticulé, il hurle à la mort, se cogne partout, et frappe les gardiens de façon incontrôlable. Le plus agité des interprètes de yakuzas ne pouvait faire de ce déchaînement qu’une scène inoubliable. 




La mitraillette et les costumes des années 30 de Sugawara, totalement irréalistes pendant les années 70, rendent hommage aux gangster névrosés comme Scarface ou le Cagney de L’Enfer est à lui. Plusieurs seconds rôles fameux et guests traversent le film comme Kunye Tanaka, l’acteur qui a joué dans tous les films japonais ou un Sonny Chiba barbu en fabriquant de faux passeports. 


La plus belle séquence met en scène la sublime Kyoko Enami, hiératique, son visage de glace dissimulant une souffrance de dix années à attendre son amant, accoudée au comptoir de son bar et qui, sans le regarder, lui fait un signe d’adieu. Il franchit la porte et la laisse seule, et alors le temps semble se suspendre pendant une éternité, et sa main retombe, et  Akihisa Okamoto coupe à cet instant. Toute la mélancolie de la enka est contenue dans cette scène.


7 mars

Yakuza Cop, The International Secret Police/ Yakuza Deka (1970) de Yukio Noda


Premier épisode des aventures d’Hayata, le Yakuza Deka infiltré dans les gangs. On sent la volonté d’hybrider le film de yakuza avec le pur film d’action, avec fusillades et courses-poursuites ininterrompues. Le modèle est James Bond, et Sonny Chiba, entre charme et castagne, rempli bien son rôle. La mise en scène est plutôt brouillonne comme lors de la poursuite finale où des milliers de balles sont tirées, y compris d’un hélicoptère, sans jamais atteindre Sonny. Le ton humoristique (les déguisements farfelus du contact d’Hayata en Chinois, travesti ou Mexicain), les ninjas lanceurs de fléchettes, et la maîtrise en arts martiaux du dynamique Sonny remplissent bien les 1h24 du film. 




10 mars

Gang vs. G-Men / Gyangu tai G-men (1962) de Kinji Fukasaku 


Blueprint of Murder / Ankokugai no dankon (1961) de Kihachi Okamoto


Deux films de yakuza précédant de peu la vague du Ninkyo-eiga, c’est-à-dire avant que la Toei ne remette le genre en perspective de ses valeurs chevaleresques d’origine, que ce soit pour les exalter, en faire la critique ou montrer qu’elles n’ont plus cours. Chez Okamoto, de façon très intéressante, les yakuzas pratiquent l’espionnage industriel pour s’emparer des plans d’un moteur de voiture puissant et économique. Le but n’est pas de le revendre mais de protéger les fabricants d’essence qui verraient la consommation baisser. Le film se rattache en partie à la vision mafieuse des entreprises tel Black Test Car de Masumura. Okamoto (Le Sabre du mal), par son humour, ses couleurs saturées, ses inventions visuelles, par exemple un montage ultra rapide rythmé par les balles des révolvers, se range parmi les formalistes du film de genre comme Shinoda et Suzuki.

 



Chez Fukasaku, les yakuzas sont présentés comme de simples gangsters, et s’ils sont nommés « yakuzas », il ne sera pas fait état de la hiérarchie et l’on n’entendra jamais « oyabun » ou « aniki ». A la demande de la police, un ancien yakuza, reconverti dans le convoyage, forme une unité spéciale pour contrer un gang rançonnant les commerçants du quartier. Ce qui intéresse Fukasaku est le film noir et l’action, et pas le ninkyo vers lequel il se tournera bien peu. Son style « fullerien » dynamique et enragé fait ici des merveilles.  



La distribution est un véritable all stars cast de l’époque : Koji Tsuruta, Tetsuro Tamba, un très jeune Sonny Chiba et Tatsuo Umemiya dandy mince et élégant tel un Tony Curtis japonais (il semblerait qu’en vieillissant toute star de yakuza eiga comme Akira Kobayashi doit prendre au moins 40 kg). 



Premier film en couleur de Fuksasaku, son final explosif est sans doute l’un des plus grandiose gunfight des années 60. 




10 mars

Doberman Cop / Doberuman deka (1977) de Kinji Fukasaku



Le film débute comme une pochade avec Sonny en flic paysan venu d’Okinawa avec son chapeau de paille et son cochon sous le bras, mais gagne en gravité, parvenant, malgré une hystérie toute fukasakienne, à brosser des personnages complexes. 



Kano, le flic, ne comprend pas pourquoi la jeune femme qu’il recherche, a changé d’identité pour devenir chanteuse, et refuse de rentrer au pays. Yuna prête à aller jusqu’au meurtre pour effacer son passé, est terrorisée par le destin glorieux  que lui promet  Hidemori (Hiroki Matsukata) son manager.



Celui-ci, un ancien yakuza, l’aime en même temps qu’il la manipule mais la considère aussi comme sa rédemption : elle est la seule personne de sa vie qu’il a voulu aider lorsqu’il l’a découverte droguée, dans un club à New York où elle était venue mourir.



Il confesse à Kano que jamais il n’avait entendu une telle une telle voix. Il ne connaîtra pas la star qu’il a contribué à créer. La voyant sur scène, Kano comprend qu’elle lui échappe à jamais et rentre à Okinawa sans l’inculper, considérant que l’ancienne Yuna est morte. 




11 mars

Sun Above Death Below / Sogeki (1968) d’Hiromichi Horikawa




Un sous-genre du film criminel est le film de « hitman », c’est-à-dire de tueur à gage, figure fascinante en ce qu’elle donne la mort sans affect ni passion, avec professionnalisme. Le Samouraï de Jean-Pierre Melville, et son Alain Delon fantomatique, est un modèle indépassable. Un autre grand film du genre est The Mechanic de Michael Winner où Charles Bronson affronte le disciple qu’il a formé. A Hong Kong, John Woo signe le chef-d’œuvre The Killer, où Chow Yun-fat aveugle une chanteuse innocente au cours d’un de ses contrats. Au Japon la figure iconique du hitman est le Duke Togo, héros du manga Golgo 13, adapté deux fois en films live et interprèté par Ken Takakura et Sonny Chiba. 


La figure du hitman s’intègre parfaitement au film criminel japonais car elle modernise naturellement celle du rônin, le samouraï sans maître, dont le sabre est remplacé par un long fusil d’assaut. Le hitman n’appartient lui non plus à aucun clan et vend ses services, professionnel taiseux, il est uniquement concentré sur la perfection de son geste. On le voit au début du film abattre un homme dans un train depuis un immeuble. C’est également un maudit comme pouvait l’être Kiyoshiro Nemuri ou le rônin hanté du Passage du grand Bouddha. Sun Above Death Below d’Hiromichi Horikawa, assistant de Kurosawa et cinéaste à redécouvrir, est un fascinant thriller existentiel qui s’achève par une citation du Caligula de Camus : "Je vis, je tue, j'exerce le pouvoir délirant du destructeur ». Il pourrait aussi avoir en exergue la célèbre maxime de François de La Rochefoucauld : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Dans ce film court (1h26), au scénario séminal, un hitman (Yuzo Kayama) voulant se retirer après un dernier contrat est lui-même la cible d’un autre tueur (Masayuki Mori), élégant et au sourire énigmatique.
 


Autre personnage décalé Ruriko Asaoka, en mannequin chasseuse de papillon. Le tueur connait avec elle une passion charnelle (en images psychédélique), alors qu’il avait été suggéré qu’il était impuissant. 




Une libido classique vient alors gripper la machine de mort, alors qu’elle était auparavant seulement dirigée vers la mort, les armes et la précision. Lorsque le hitman expose également son credo, c’est une sorte de Agakure des tueurs à gages, mâtiné de de zen (on pense au Ghost Dog de Jarmusch) mais qui contient aussi toute la sexualité morbide du personnage. « Je me détend et je pose mon index sur la gâchette. Je me concentre dessus uniquement. Quand cela arrive l’arme devient une partie de mon corps. Le froid avant le feu. La chaleur du canon quand la balle est expulsée. Ce n’est plus mon doigt mais mon corps tout entier qui appuie sur la gâchette. Je sens clairement mon sang circuler dans mon corps. J’ai même un léger vertige pendant une seconde. Quand cela arrive je deviens la balle. »  

NB : Une des variations du Hitman est le « Driver » des films de Walter Hill et Nicolas Winding Refn.




Bloodstained Clan Honor / Chi-zome no daimon (1970) de Kinji Fukasaku




Fukasaku a introduit dans le film de yakuza une dimension sociale et politique, ce qui lui valut par exemple le respect de Koji Wakamatsu.  Bloodstained Clan Honor, tourné en 1970, précède de quelques années les Combats sans code d’honneur mais en contient déjà tous les éléments. En 1965, un bidonville doit être rasé et ses travailleurs pauvres expulsés pour accueillir un complexe industriel. 


Ce bidonville est justement l’endroit dont est issu le jeune chef des yakuzas Gunji, qui accepte la mission pour ne pas laisser un clan adverse gagner en puissance.


La trame est un ninkyo classique avec sacrifice héroïque final mais fait mesurer tout ce qui sépare le jeu traditionnel et codé de Koji Tsuruta de l’énergie punk et émotionnelle brute de Bunta Sugawara. 


La voix-off finale est l’une des plus puissantes de Fukasaku : « Oriental Heavy Industries a achevé la construction du complexe industriel l'année suivante. Le produit intérieur brut du Japon allait bientôt devenir le deuxième au monde, derrière les États-Unis. Les yakuzas ont depuis longtemps perdu leur emprise sur la région, qui est aujourd'hui dominée par la fumée noire et le grondement d'une infrastructure industrielle massive. » Les yakuzas sont des chiens enragés mais demeurent les marionnettes d’une puissance industrielle qui les dévore comme le reste.  




The Sea of Genkai de Juro Kara

$
0
0

A new springtime of Yakuza 2 : Angura Yakuza



Trois « gumi » se partageaient l’angura (underground) japonais des années 60 et 70 : le Tenjo-sajiki de Shuji Terayama, la troupe d’ Ankoku Butô de Tatsumi Hijikata et le Jokyo Gekijo ou Théâtre des situations de Juro Kara. Terayama plongeait dans la psychanalyse et les univers forains, Hijikata tirait de son enfance paysanne des créatures archaïques et contrefaites, quant à Juro Kara, son underground était violent, sale et débraillé et remontait au kabuki. Kara, qui apparaît dans les films d’Oshima (Le Journal d’un voleur de Shinjuku) et de Wakamatsu (Les Anges violés), donnait ses spectacles hallucinés sous une tente rouge dans les jardins du temple Hanazono de Shinjuku.



The Sea of Genkai (Genkai-nada, 1975) est le seul film qu’il a réalisé, en association avec la compagnie de cinéma indépendant ATG. Ses personnages sont des yakuzas et on retrouve trois acteurs iconiques de la Nikkatsu et la Toei : Noboru Ando, Jo Shishido et Bim Amatsu. Un casting de prestige pour un film violent et sordide qui s’aventure dans des zones historiques troubles. Ando et Shishido sont deux yakuzas pratiquant le trafic de femmes coréennes sur la mer de Genkai, cette parcelle de mer séparant Fukuoka de Busan.



Un flashback nous apprend que pendant la guerre, se faisant passer pour des militaires, les deux hommes hantaient les quartiers pauvres de Busan pour violer des coréennes. 30 ans plus tard, convoyant une cargaison pour les bordels de Tokyo, Kondo (Ando) voit réapparaître la réplique d’une femme qu’il a tué avant de violer son cadavre. 



Il faut imaginer le parcours de Noboru Ando, vrai yakuza tendance gurentai (gangster à l’américaine) dans les années 50,  qui après la dissolution de son clan (voir ici), sa belle gueule de voyou aidant, est devenu une star des films de yakuza, dont certains racontent sa vie et même ses « exploits » sexuels.


Comment cet homme s’est-il retrouvé dans une telle production, et s’est investi à ce point dans un rôle qui reste le plus noir de sa carrière. On pourrait dire la même chose de Jo Shishido, star de la Nikkatsu (La Marque du tueur), même si ses rôles dans les films avant-gardistes de Seijun Suzuki laissaient transparaitre une certaine folie. Dans The Sea of Genkai, il est un yakuza, lui-aussi violeur et maquereau, particulièrement abject, et coiffé d’une comique queue de cheval.
 



Le soleil noir du film est cependant Ri Reisen, la femme de Juro Kara (voir ici), star du Jokyo Gekijo disparue le 22 juin 2022. Il est évident qu’une grande part de Sea of Genkai lui est dû car Ri Reisen était une coréenne de la seconde génération. « Ma nationalité est japonaise. Je suis née et j'ai grandie au Japon, il m'est donc difficile de vivre en Corée du Sud. Si je veux bénéficier d'une assurance, je dois vivre au Japon. Mais je n'ai pas donné mon cœur au Japon. Le sang est comme ça » C’est justement le sang qui bouillonne dans The Sea of Genkai. Un sang noir qui attire irrésistiblement Lee Shunsen vers Kondo,  le yakuza interprété par Ando. La sinistre révélation, digne d’une tragédie antique, révèle qu’elle est sa propre fille, née de la femme qu’il avait violée 30 ans auparavant.  



Ce type de personnage, issu d’une lignée maudite, tourmenté par des démons incestueux, est typique de l’angura, et on les retrouve chez Shuji Terayama. Ri Reisen, prodigieuse actrice, fait de cette coréenne une figure tragique revivant le même viol de génération en génération. En une véritable opération chamanique, elle extirpe de son corps de femme japonaise cette femme coréenne et revient à ses origines par une anamnèse violente et sanglante.



Sea of Genkai, est agité, souvent obscur (le gardien d’entrepôt et sa femme momifiée) et un peu brouillon, mais fait preuve d’une énergie et d’une absolue sincérité. Où se situe les yakuzas pour Juro Kara ? Pas dans le romantisme ninkyo ni dans la mélancolie sauvage de Fukasaku, mais au niveau des pissotières. Un jeune voyou rampe dans la pisse, lèche ses doigts, et se défini comme un « Yapou », le bétail humain du roman de Shozo Numa. Moins qu’un homme donc. Des vies dont on dispose qu’on jette après usage. Leur seule progéniture : des filles nées de femmes mortes, et encore, il faut qu’ils les violent une nouvelle fois pour atteindre le cœur du mal.




A new springtime of yakuza 3 : Gloire à Tomisaburo Wakayama

$
0
0

 



C’est un colosse aux yeux d’enfant. Il peut être sombre et terrifiant comme dans la série des Baby Cart, ou burlesque et excentrique lorsqu’il interprète le « boss au chapeau de velours » de la Pivoine rouge. Mais habituellement, dans les ninkyo-eiga de la Toei, il représente tout simplement l’humanité : l’aniki proche de ses gens, ivrogne et bagarreur, mais toujours courageux et prêt à mourir pour ses frères de sang. C’est bien connu, Tomisaburo Wakayama est le frère de Shintaro Katsu. Mais alors que ce dernier, dès la série des Zatoïchi était devenu une star, le grand frère (de deux ans son aîné) traversa les années 60 comme un second rôle dont le charisme imposait le respect à ses partenaires. Peut-être parce qu’à la différence de Ken Takakura et Koji Tsuruta, Wakayama était un artiste martial hors pair pratiquant le judo (ceinture noire, 4e dan), l’aïkido et plusieurs autres disciplines. Shintaro et Tomisaburo se croisèrent quelque fois dans la série des Zatoïchi, sans que jamais leur parenté soit mise en évidence. 



Ils appartenaient à des clans différents, l’un la Daiei, l’autre la Toei, et jamais à ma connaissance (mais les filmographies japonaises sont abyssales) un film n’a mis en scène leur lien fraternel. Les séries qui le mirent en tête d’affiche semblaient inspirées de celle de son frère (on compte même un samouraï muet), avant qu’il ne rencontre le rôle de sa vie :  Igomi Itto, le bourreau tourmenté de la série des Baby Cart qui traverse un Japon infernal en poussant le landau de son fils Daigoro. A l’écran, il ne ressemble en rien au personnage dessiné par Goseki Kojima, beau gosse bien bâti, et pourtant qui d’autre que Wakayama aurait pu, au milieu des carnages, donner une aussi bouleversante image de l’amour paternel. Sans parler bien sûr de son effroyable virtuosité dans le maniement du sabre. Trois ans avant sa mort en 1992, il rejoint Ken Takakura, Yuya Uchida et Yusaku Matsuda  au casting de Black Rain de Ridley Scott. 



17 mars


Le moine sacrilège / Wicked Priest 1 / Gokuaku Bozu (1968) de Kiyoshi Saeki



Tomisaburo Wakamaya en bonze pendant l’ère Meiji  qui aime par-dessus tout le jeu, les femmes et l’alcool. Un an auparavant, dans un diptyque Daiei dirigé par Kimiyoshi Yasuda, son frère Shintaro Katsu incarnait un « Hoodlum Priest » hirsute, amateur de jeu et femmes et affrontant des yakuzas. On peut considérer que ces « wicked priest » en sont une variation pour ne pas dire un plagiat. Ce premier film d’une série de cinq est particulièrement amusant pour ses variations autour du ninkyo, car Shinkai (Wakayama) au dos tatoué d’un bouddha se conduit autant (sinon plus) comme un yakuza que comme un prêtre. Le monastère devient une sorte de « gumi » lorsqu’il s’agit d’affronter un clan enlevant des jeunes filles pour les prostituer avec la complicité d’autres religieux. Aussi débauché qu’il soit Shinkai ne peut supporter de voir les femmes pleurer et fera tout pour les affranchir. Tous les éléments sont donc respectés, y compris la marche vers le destin du bonze, Wakayama chantant le morceau-signature de la série. 

 

Le film repose sur la personnalité Wakayama, enfantin, truculent et surtout très émouvant lors des scènes de mélo qui arracheront des larmes aux plus endurcis des tatoués. L’un des pivots est un personnage de mère, modeste et courageuse patronne de restaurant. Wakamaya l’appelle d’ailleurs « maman », juste, dit-il, parce qu’il a envie de prononcer ce mot. On suppose que la série a été également créée pour profiter du succès des Zatoïchi de Shintaro Katsu, en offrant à Wakayama un personnage de yakuza errant haut en couleur.



Bunta Sugawara en moine ennemi, rendu aveugle lors d’un combat par Wakayama, est un personnage récurrent de la série. Son visage est lourdement maquillé de noir, redessinant bizarrement les rides de son front et de ses yeux.


18 mars

Wicked Priest 2 : Ballad Of Murder / Gokuaku Bozu Hitokiri kazoe uta (1968) de Takashi Harada



Même si on ne recherche pas forcément la nouveauté dans un yakuza-eiga, le scénario est un peu ressassé avec ce petit garçon qu’un yakuza confie à Shinkai pour qu’il le conduise chez son grand-père. Il y a évidement des scènes amusantes avec Wakayama, toujours libidineux, s’introduisant dans un couvent de bonzesse et de bons combats de jiu-jitsu où les sauts au trempoline trahissent une influence hongkongaise. C’est dans son dernier tiers que le film acquiert une certaine ampleur lors d’un duel en monochrome vert entre Shinkai et sa Némésis, Ryotatsu (Bunta Sugawara) le moine qu’il a rendu aveugle.  



Armé d’un fouet, Sugawara compose un personnage étrange, presque un mort-vivant, très loin du picaresque Zatoïchi. Shinkai lui-même, lors du massacre final, cesse d’être un personnage truculent pour devenir une impitoyable incarnation du karma délivrant des sentences tels que : « Désormais tu vivras comme un infirme » en tranchant les bras d’un adversaire ou bien « il ne te reste plus qu’à devenir masseur » après qu’il ait arraché les yeux du chef des yakuzas.


19 mars

Wicked Priest 3: A Killer's Pilgrimage  (1969) de Takashi Harada



Shinkai vient en aide à un village retenu en otage par des révolutionnaires politiques. Un bon film d’aventure permettant d’admirer les redoutables talents d’artiste martial de Tomasaburo Wakayama, peut-être encore plus doué que son frère Shintaro Katsu. Le combat rituel contre Ryotatsu (Bunta Sugawara), cette fois dans un décor de roches, est particulièrement puissant. 



Les deux hommes s’affrontent comme deux forces élémentaires dont aucun ne peut vraiment vaincre l’autre. Bizarrement, malgré les côtés burlesques du personnage et sa libido frénétique, la série est globalement sombre, et Shinkai, sans aller jusqu’aux affres d’Igomi Itô, apparait lui-aussi comme un damné. Ce troisième épisode le laisse quasiment pour mort sur une plage, alors que se lève un soleil de feu. 


20 mars

Wicked Priest 4 : Killer Priest Comes Back (1969) de Takashi Harada



Cette étrange série gagne en noirceur mais aussi en profondeur avec ce 4e épisode qui est le plus beau et qui se déroule dans un paysage de neige. Shinkai retrouve un ami de jeunesse et retourne dans son pays d’enfance. C’est donc un épisode plus introspectif où l’on découvre un Shinkai adolescent qui voulait alors devenir le plus grand prêtre du Japon. Pour se mettre en règle avec ses ancêtres, Shinkai grave une stèle pour la tombe de sa mère et célèbre un office. Bien sûr il lutte aussi contre deux clans yakuza voulant faire main basse sur les fabricants de charbon de Wakamatsu. Cette région toujours été l’un des points névralgiques de l’économie yakuza et l’une de leurs sources majeures de revenu. Il croisera aussi son double féminin, une adorable nonne, joueuse, et tricheuse hors pair. Leur combat amoureux est la séquence la plus érotique et drôle qu’il m’ait été donné de voir dans un chanbara. 



Dans le dernier tiers du film, Shinkai est aveuglé, ce qui le rapproche d’autant plus de Zatoïchi. Les combats au ralenti, sont un autre hommage évident aux aventures du masseur aveugle dont il retrouve les gestes foudroyants. Je n’avais d’ailleurs pas précisé que Shinkai possède lui-aussi une arme fétiche : un sabre dissimulé dans son bâton pèlerin. Subterfuge s’expliquant par la prohibition des armes à l’ère Meiji. 



Ryotatsu renonce cette fois à se battre contre lui et lui prête même main forte contre les yakuzas. Il joindra sa voix à la sienne lors de la prière devant la tombe de sa mère. Dans le cinquième et dernier épisode, Shinkai retrouvera la vue.




21 mars

Wicked Priest 5 : Drinking, Gambling and Women (1970) de Takashi Harada


Cinquième et dernière aventure de Shinkai, le Gokuaku bozu (mauvais prêtre), moins sombre que la précédente. Entre arnaques, vaudeville, séances de jeu, et superbes combats, Wakayama donne libre cours à sa verve gargantuesque. Preuve qu’il est un remarquable acteur de composition, j’ai toujours du mal à raccorder ses rôles les plus excentriques, comme celui-ci ou celui du « boss au chapeau de velour » de la Pivoine rouge, au terrifiant Ogami Itto des Baby Cart. Il pourrait tout aussi bien s’agir de deux acteurs différents. Après la classique lutte contre un mauvais clan yakuza voulant s’accaparer une compagnie de convoyeurs, le clou du spectacle est le combat rituel contre le bonze aveugle Ryotatsu, cette fois dans un somptueux paysage de sable. 



Celui-ci se conclu par un match nul, aucun des combattants n’ayant le dessus, même s’ils terminent tous les deux très mal en point. L’ascétique Ryotatsu et le paillard Shinkai sont les deux voies d’une même quête spirituelle : ils peuvent s’affronter, aller au seuil de la destruction l’un de l’autre, mais sont condamnés à coexister.




24 mars

Modern Yakuza : Outlaws Code / Gendai Yakuza : yota mono no okite (1969) de Yasuo Furuhata



Premier film de la Toei offrant le rôle principal à Bunta Sugawara, et premier de la série Modern Yakuza, implantant le ninkyo dans le monde moderne. Le dernier épisode est connu chez nous sous le titre Okita le pourfendeur (1972 de Kinji Fukasaku. Bunta porte son iconique imperméable blanc, kimono moderne, et son énergie s’accorde parfaitement aux néons du Tokyo de la fin des années 60. Faisant la transition entre les deux époques, Junko Fuji apparait brièvement lors d’un flash-back comme joueuse d’orgue d’un bar. 



Bunta en est secrètement amoureux et c’est en la protégeant qu’il écope de cinq ans de prison. Juste avant son sacrifice final, il l’aperçoit, heureuse avec son enfant, en train d’acheter des fleurs. Tout cela n’aura donc pas été vain. Le film décrit classiquement une forte amitié fraternelle entre Bunta et Kyosuke Machida, toujours aussi intense et émouvant. Takashi Shimura interprète un généreux boss à la retraite et Toru Abe l’éternelle oyabun crapuleux. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu cet excellent acteur jouer une seule fois un rôle positif dans un yakuza eiga. Ni l’avoir vu survivre d’ailleurs. Le concept du « modern yakuza » est d’éprouver le ninkyo au monde moderne, à la fois dans sa morale que dans ses routines comme la marche vers le destin et le massacre finale. 



Ceux-ci ne s’effectuent plus dans les ruelles sombres des villes de Taisho et Showa mais sous les néons de Shinjuku. Le règlement de compte quitte aussi le quartier général du mauvais oyabun pour se dérouler en pleine rue, sous les yeux des passants, passant par la même occasion à l’ultraviolence. 


L’esprit du ninkyo traditionnel est incarné par Tomisaburo Wakayama, qui d’ailleurs porte un kimono. Dans un bar, il chante un morceau de enka, accompagné par un guitariste itinérant, et semble surpris lorsque les mauvais yakuzas l’accueillent par des armes à feu au lieu des traditionnels couteaux.

 


26 mars

The Gate of Youth / Seishun no mon (1981) de Kinji Fukasaku



Gate of Youth relate l’histoire de Shinsuke, son enfance dans un village pauvre de mineurs du Kiyushu dans les années 30, la disparition de son père, les années de guerre, son attachement très œdipien à Tae, sa mère (en réalité sa belle-mère), ses premiers émois amoureux et sa décision d’aller à Tokyo lorsqu’il a 18 ans. 



A ce titre, c’est un film de coming of age, croisé de film social et historique. Mais c’est également un film de yakuza puisque Juzo, son père qui n’apparaît qu’une quinzaine de minutes est interprété par Bunta Sugawara. C’est un homme tatoué dont on n’est pas exactement sûr qu’il soit un yakuza. C’est en tout cas un homme d’honneur et de sentiment. Il soutient les prolétaires pendant la révolte du riz et n’hésite pas à se sacrifier pour sauver des mineurs coréens. Son ombre plane sur le reste du film et sur la vie de son fils. Hanawa, son rival interprété par Tomisaburo Wakayama, est bel et bien un chef yakuza. C’est à lui que Juzo « the spider » (à cause de l’araignée tatouée sur son dos), vient « enlever » Tae qui travaille dans un de ses bars. C’est lui-aussi qui est en charge le fonctionnement de la mine. L’adversité qui les oppose cache en fait leur respect mutuel et presque leur amitié. Hanawa n’hésitera pas à l’appeler « kyodai », et plus tard à s’occuper de sa veuve et de son fils de façon tout à fait paternelle et désintéressée. Fukasaku alors que le genre va peu à peu se dissoudre dans les années 80, fait s’affronter une dernière fois ses acteurs mythiques et els replaces dans l’un des territoires historiques du ninkyo : ces régions défavorisées, où la lutte pour survivre est âpre, opprimées par un patronat dont les yakuzas sont le bras armé, et qui seront appauvries encore plus par la guerre. Wakayama représente tous les paradoxes du statut de yakuza. 



C’est un homme foncièrement bon et fidèle, mais qui n’hésite pas à aller faire le coup de poing contre des coréens grévistes. Le visage de Wakayama, dans le camion qui emmène ses hommes jusqu’à la mine, est soudain complètement assombri. C’est une énigme : est-il dégoûté de devoir encore effectuer le sale boulot de briseur de grève, où se transforme-t-il en yakuza impitoyable, une de ces bêtes fauves qu’a observé Fukasaku tout au long des Combats sans code d’honneur ?




 

A new springtime of yakuza 4 : Yakuza Tatoo d’Andreas Johansson

$
0
0


« Avoir un irezumi est une façon de salir le corps que vos parents vous ont donné. Mais pour un yakuza, faire cela est une façon de dire qu’il ne retournera jamais à la vie normale. »



Dans ce passionnant petit livre de photo, l’auteur évoque d'abord les coutumes et imaginaire des yakuza, dont évidemment le petit doigt coupé (pratique du yubitsume), les cartes hanafuda, la passion pour le luxe (la photo d’une Rolex offerte par son chef à un yakuza), mais aussi le roman de chevalerie chinois Au bord de l’eau. Andreas Johansson plonge ensuite dans son sujet : les tatouages. Les yakuzas posent devant l’appareil et détaillent les symboles dont ils se sont recouvert le corps. Ainsi l’une des significations du dragon est de représenter « l’oyabun et le désir d’en devenir un ». Très présente aussi la carpe « est le symbole de gravir les échelons à l’intérieur de l’organisation ». Elle est aussi associée à Kintaro le « garçon doré », jeune titan élevé par une ogresse et devenu l’ami des animaux de la montagne. L’un de ses exploits est d’avoir combattu une carpe géante


 

Poliment, les yakuzas font référence à la culture scandinave du photographe :  « Le Dragon est considéré comme une image très puissante. (…) Comme les anciens vikings avaient un dragon sur leur drakkar. La signification est peut-être le même»

Andreas Johansson s’intéresse rapidement aux femmes tatouées, certifiant bien que même si certaines adoptent peuvent parfois les tatouages de leurs compagnons, la femme yakuza n’existe pas. Quelques photos explorent également les tatouages modernes, incorporant des éléments occidentaux tels que les armes à feu, des crânes ou plus insolite un symbole de croyance aux extraterrestres. 



Le tatouage traditionnel demeure le plus fascinant. 

Les chevaliers d’Au bord de l’eau, les ninjas, les démons comme le tengu au long nez ou l’ogresse Hannya, la déesse Kannon… forment une longue frise mythologique se déroulant de peau en peau à travers les siècles. 


Yakuza Tatoo est distribué par Le Grand jeu, il peut être commandé sur leur site ici ou acheté directement à leur boutique, 15 passage de Ménilmontant 75011 Paris.


A new springtime of yakuza 5 : la légende de Jirocho

$
0
0



Jirocho Shimizu (1820 - 1893) est considéré comme le plus puissant chef yakuza de son temps puisqu’il régna sur la région de Tokaido, contrôlant le port de Shimizu ainsi que les routes menant à Edo et à Kyoto. Une position évidemment stratégique. Pourtant ce qui fit sa réputation résidait surtout dans sa condition de « bandit d’honneur », philanthrope, proche de ses hommes et de son peuple. Cette légende est dû bien sûr aux hagiographies célébrant une carrière, il est vrai, visionnaire. Jirocho fut le premier à « syndiquer » les clans yakuza, c’est-à-dire tout simplement incorporer de gré ou de force de petits groupes rivaux, quitte à les exterminer. Ses nombreux crimes lui firent passer 20 ans en clandestinité, ce qui ne l’empêcha pas de disposer d’une armée de 2000 hommes. Il est donc bien l’ancêtre des gigantesques « gumi » du XXe siècle. Autre particularité, établir une frontière entre les yakuzas et les citoyens qu’il fallait laisser vivre en paix. On peut le considérer sa légende comme le ferment du ninkyo : l’esprit chevaleresque des yakuzas. Jirocho fut sans doute le premier yakuza à nouer des liens avec les mondes politiques et industriels, ce qui le fit sortir de la clandestinité en 1868. C’est en soutenant avec ses hommes les révolutionnaires, qu’il se voit pardonner ses crimes et est chargé de veiller sur la sécurité du port de Shimizu. En 1868, lors de l’attaque du navire de guerre Kanrin Marui de l'ancien shogunat d'Edo, les 3 000 soldats de l'armée des Tokugawa sont anéantis. Faisant fi de l’opinion défavorable du gouvernement de Meiji, Jirocho récupère les cadavres et leur offre des funérailles. Là s’est bâtie la légende de Jirocho comme homme d’honneur doué d’humanité. Il privilégiait également le sabre au pistolet : "Le pistolet est froid. Le pistolet est un mécanisme. Il n'y a pas de personnification en lui. Le sabre est une extension de la main humaine, de la chair humaine". La fin de la carrière de Jirocho fut celle d’un entrepreneur éclairé allant de la mise en valeur des terres près du mont Fuji, à la construction de temples Shinto, au développement de la culture de thé, de l’exploitation pétrolière, etc. Ses funérailles attirèrent plus de 8000 hommes. 



Quelques films retraçant la destinée romancée du plus célèbre des yakuzas de la fin de l’époque Edo. 


9 avril

The man from Shimizu / Shimizu Minato no meibutso otoko: Enshûmori no Ishimatsu (1958) de Masahiro Makino



Jirocho a évidemment généré une importante série de biopics autant au cinéma qu’à la télévision. C’est l’occasion pour moi d’aller voir du côté des yakuza-eiga façon jidai-geki, se situant aux époques Edo et Meiji. J’ai commencé par trois films de Masahiro Makino, spécialiste du personnage à la Toei. The man from Shimizu raconte l’odyssée d’un disciple de Jirocho (qui n’a qu’un rôle secondaire), car certains membres de son clan sont devenus aussi des célébrités du monde yakuza. C’est donc une sorte de spinoff.  La plupart du temps, il s’agit d’une comédie menée par l’excellent Kinnosuke Nakamura dans un rôle d’Ishimatsu, le jeune yakuza borgne, qui décide de partir sur les routes pour trouver l’amour. Il le rencontrera sous les traits d’une candide geisha. Il refuse de coucher avec elle (il est timide et prude), seul l’intéresse de l’admirer quand elle coiffe ses cheveux comme une jeune mariée,  et de plonger ses yeux dans les siens. La fin joue sur un tout autre registre : affrontant dans les bois, sous la lune, un clan ennemi, Ishimatsu déclare qu’il ne peut pas mourir car il est béni par l’amour. 



Ses deux yeux sont alors grands ouverts, son visage est d’une pâleur extrême sous la clarté lunaire, et en transe il avance, tuant ses adversaires. On retrouve le Kinnosuke Nakamura hanté de la série Musashi de Tomu Uchida.

Kingdom of Jirocho 1&3 / Jirochô sangokushi daiichibu (1963-1964) de Masahiro Makino



Sur les quatre Jirocho de Masahiro Makino interprété par Koji Tsuruta, je n’ai trouvé que les épisodes 1 et 3, ce qui est fort embêtant pour la compréhension de cette saga, mais au fond suffisant pour saisir l’importance des films consacrés à ce personnage pour le ninkyo-eiga à venir. Le premier raconte la formation du clan de Jirocho, à partir d’un seul homme rencontré alors qu’il n’est qu’un joueur itinérant. 



Le 3e le voit bien installé à Shimizu, son clan a grandi et même s’il ne compte qu’une dizaine d’hommes les autres chefs se rendent à ses évènements, tel un tournoi de sumo. Jirocho a ainsi forgé la figure du « bon » chef yakuza : humble, compréhensif, mais sachant aussi se montrer ferme. Au fond rien d’autre, voudrait-on nous faire croire, qu’un maire de village. Ses hommes développent également entre eux de forts sentiments fraternels. Tous les éléments sont en place lorsqu’il s’agira de passer du film de yakuza historique au ninkyo-eiga se déroulant des années 10 aux années 30. C’est ici également que Koji Tsuruta a forgé son personnage des Brutal Tales of Chivalry : un yakuza mûr et réfléchi, d’une bonté et d’un honneur inébranlable, la voix et le regard doux, et empreint d’une autorité naturelle. 



Ce parcours rend d’autant plus surprenant son passage chez Fukasaku et les films de yakuzas modernes, Guerre des gangs à Okinawa par exemple, où il dévoilera une intensité et une sauvagerie insoupçonnée (ce que Ken Takakura refusera). La saga Jirocho est fondatrice, à une différence près cependant : ce sont des films familiaux, ce qui éclaire sur la nature consensuelle du personnage. 



Violence plus chorégraphiée que graphique, beaucoup de scènes de comédies burlesques ou sentimentales, des jeunes filles pures interprétées par Junko Fuji et des chansons. Car la légende Jirocho est aussi une chanson de geste. 




10 avril

Jirocho Fuji (1959) Kazuo Mori 



Premier épisode du diptyque de la Daei consacré à Jirocho. Le film s’ouvre et se ferme sur l’emblème du yakuza : le mont Fuji. Même s’il s’agit de la région sur laquelle règne Jirocho, le mont indique aussi sa place dans le monde des yakuzas. Le personnel de la Daiei  est réuni pour offrir un film de prestige. L’excellent Kazuo Mori, qui plus tard sera l’un des maîtres d’œuvre de la série Kiyoshiro Nemuri à la mise en scène, et Kazuo Hasegawa (la revanche d’un acteur) composant un Jirocho plus mûr que Koji Tsuruta mais aussi plus imposant et vindicatif. 



Hasegawa laisse percer le yakuza sans pitié que devait être Jirocho. A ses côté Raizo Hichikawa, Ayako Wakao et même Machiko Kyo dans un rôle très bref. Shintaro Katsu se voit attribuer le rôle d’Ishimatsu, le yakuza borgne (plus tard héros de The man from Shimizu) et fait déjà preuve de toute sa verve comique. Le jeune acteur crève littéralement l’écran et se conduit déjà comme une star à part entière. 



Le film s’achève comme le premier épisode de Kingdom of Jirocho par la bataille sur les rives de la rivière Fuji contre Kurogama, mais avec bien plus d’ampleur. Un des épisodes du récit montre Raizo Ichikawa divorcer instantanément de son épouse Ayako Wakao car il doit aller combattre son beau-frère. 




Cette mini tragédie, qui montre combien la vie des yakuzas est complique même les affaires matrimoniales, est en soi une mini tragédie typique des rôles de maudits d’Hishikawa. 




11 avril

Gale of Tokai (1962) de Masahiro Makino



Jirocho est ici interprété par Kinnosuke Nakamura qui en 1958 tenait le rôle d’ Ishimatsu le yakuza borgne dans The man from Shimizu du même Makino. Avec son gang, il a va libérer le village de Kofu, sous la coupe d’un gouverneur et d’un mauvais yakuza qui persécutent ses habitants pauvres. Jirocho apparaît encore en redresseur de torts dans ce film très bien écrit, entre western et cape et d’épée. On retiendra le dernier tiers ou Jirocho s’introduit dans le village, se laisse volontairement mettre en prison tandis que ses hommes, disséminés incognitos, mettent en place leur stratégie. La bande du yakuza, dont fait partie Ishimatsu, mais aussi Ocho son épouse, revient de films en film et a apparemment un statut aussi mythique au Japon que les compagnons de Robin des Bois. Le grand intérêt vient surtout de Kinnosuke Nakamura, plus jeune qu’Hasegawa (il a ici l’âge de ses hommes) et plus fougueux que Koji Tsuruta. 



Nakamura est sans doute avec Ichikawa l’un des acteurs les plus hors-normes du chanbara, d’une grande beauté, mais ambigüe (il commença sa carrière comme onnagata), et avec un regard où transperce une certaine folie.  Bien que son Jirocho adopte parfois la stoïcité du chef, des sourires étranges et une forme de sensualité, le rapprochent du Musashi qu’il interpréta pour Tomu Uchida. Un détail insolite : Jirocho tient en garde ses adversaires avec un revolver et n’hésite pas à faire feu, alors qu’un de ses principe était de toujours privilégier le sabre. 



Un des charmes de cette série est le Matatabi, c’est-à-dire le vagabondage à travers le Japon, entre les villages, les auberges, et les belles voleuses que l’on croise sur la route, et qui charment les jeunes yakuzas naïfs pour mieux les dépouiller.


12 avril

Road of Chivalry / Ninkyo Nakasendo (1960) de Sadatsugu Matsuda




Un film de vétérans puisque Sadatsugu Matsuda commença sa carrière au temps du muet, tout comme l’interprète de Jirocho, Chiezo Kataoka. Encore une fois c’est un Jirocho mûr qui nous est présenté mais au jeu moins subtil que Kazuo Hasegawa. Lorsqu’il prend un visage furieux, Chiezo Kataoka a plutôt tendance à ressembler à un acteur de kabuki. La bande de Jirocho est cette fois moins typée, au point que même un jeune Tomisaburo Wakayama passe inaperçu. 



Kinnosuke Nakamura interprète ici un nouveau personnage dont l’histoire est également contée dans Kingdom of Jirocho. 



Tombé dans un traquenard, Jirocho et ses hommes sont contraints de prendre la route pour échapper à la police. Ils font escale dans l’auberge d’un couple d’amis en difficulté et pour les aider Jirocho les rétribue généreusement. Le mari (Kinnosuke Nakamura), joueur invétéré perd la somme aux dés et parie même les vêtements des yakuzas. Il se confesse piteusement à Jirocho, qui, bien que ses hommes doivent voyager en sous-vêtements lui pardonne et confie à sa femme une autre somme d’argent. Kinnosuke Nakamura se rachètera en montrant sa bravoure au combat. Jirocho passe par une ville où réside Hatsugoro l’un de ses frères de sang, mais celle-ci est sous la coupe de deux mauvais clans. Hatsugoro est assassiné et le crime est attribué à un autre yakuza, Chunji, dans le but de le faire tuer par Jirocho. Chunji et sa bande dévalisent les tripots des clans adverses, mais considèrent qu’il s’agit d’une rétribution puisque l’argent servira à acheter du riz pour les paysans opprimés. Cela nous vaut la plus belle scène du film où Jirocho et Chunji se tiennent face à face, immobiles, et le sabre dégainé. Devant l’attitude parfaite de Chunji, Jirocho se trouble et arrête le combat, déclarant qu’une pose à ce point digne ne peut être celle d’un meurtrier. Ces deux-là seront donc frères jusqu’à la mort. 




Le film se conclut par une magnifique bataille au sabre entre les hommes des quatre clans. Ce très bon jidai-geki, dernier (évidement) d’une trilogie est aussi notable pour les superbes décors naturels que traversent les files de yakuza. Un petit gimmick très jouissif que l’on retrouve dans les matatabi :  avant d’engager un combat, les yakuzas envoient en l’air leurs chapeaux de paille blancs. 

 

16 avril

Jirocho Fuji 2 (1960) de Kazuo Mori



Deuxième épisode du diptyque mettant en scène Kazuo Hasegawa dans le rôle de Jirocho. Hasegawa est toujours fascinant par la grâce et la précision de ses gestes, comme à la fin où il nettoie son sabre avec des feuilles de papier qu’il jette ensuite en l’air.  Parmi les adversaires du clan de Jirocho, un sabreur aveugle qui déclare qu’il ne voit que les homes qu’il va tuer. Raizo Ichikawa revient mais dans un autre rôle, celui d’un « daikan », un gouverneur qui rassemble les oyabun pour fermement leur intimer de cesser leurs querelles qui troublent la population. Les yakuzas ne sont que tolérés par les autorités, mais c’est justement cette tolérance qui est pour nous le plus intrigante.  Les récits de Jirocho sont donc indispensables pour percevoir leur statut unique dans le monde de la pègre, sorte d’apartheid entre le monde des truands et des honnêtes gens. Le grand moment du film est la mort d’ Ishimatsu, exceptionnellement sanglante, et sans doute l’un des sommets de la carrière de Shintaro Katsu. 





Le yakuza, tailladée, couvert de sang, percé par une lance à la cuisse, se bat jusqu’à son dernier souffle, rampant pour boire l’eau d’une rivière et repartant au combat. Katsu est autant démoniaque dans le combat que bouleversant lorsqu’il embrasse avant de mourir la broche de la jeune fille dont il est tombé amoureux. 



17 avril

The Man Who Came to Shimizu Harbor / Shimizu Minato Ni Kita Otoko (1960) de  Masahiro Makino



Film appartenant à la même série que The man from Shimizu qui racontait l’histoire d’Ishimatsu, c’est-à-dire davantage centré sur certaines figures du clan que sur Jirocho lui-même. Masa un apprenti yakuza, pleutre et arnaqueur, débarque à Shimizu pour intégrer le clan de Jirocho. Il apparaît surtout au cours d’un des évènements cruciaux du clan : l’assassinat d’Ishimatsu, le yakuza borgne et favori de l’oyabun. Restant au village avec Masa, nous ne verrons pas cet assassinat (mais on peut se référer au second épisode de Jirocho Fuji) ni la revanche de Jirocho sur le clan Miyakodori. En revanche le traquenard où est tombé le yakuza mythique est narré sous la forme d’une pièce de kabuki écrite et intrerprétée par Masa – habile façon de montrer le glissement immédiat de la geste yakuza dans la culture populaire, au théâtre et plus tard au cinéma.




Le jeune yakuza est en réalité un espion des rebelles. Il écrit un monologue final où le récitant déclare qu’Ishimatsu est mort trop tôt sans pouvoir se battre pour le peuple aux côtés de la rébellion. Le but est d’épier la réaction de Jirocho pour savoir de quel côté, du shogunat ou de l’empereur, il se tiendra. De la part de Jirocho, quelles que soient ses convictions, c’est un choix capital puisque son engagement auprès des rebelles lui permettra de quitter la criminalité et devenir un entrepreneur respectable. Le dosage de comique, d’épisodes sentimentaux et de scènes d’action (très belle bataille finale) est parfaitement orchestré par Makino. Bien que Ryutaro Otomo ne compose pas un Jirocho mémorable, une scène intéressante le montre confronté à la douleur d’une veuve lors des funérailles d’un homme de son clan. L’oyabun semble incapable de dévier de sa morale yakuza, c’est-à-dire de sortir un tant soit peu du giri (devoir) pour aller vers le ninjo (humanité). 



Les hagiographies de Jirocho sont évidemment bien antérieures aux années 50. Ainsi Jirocho (1938) de Denjiro Okochi.



A new springtime of yakuza 6 : la rage au ventre

$
0
0


Pour ce nouvel épisode, je me suis plongé dans les films de gurentai (gangsters) de Kihachi Okamoto pour la Toho, merveilles pop et bariolées où l’on a le plaisir de retrouver rien moins que Toshiro Mifune en tough guy. Ces reprises décontractées du polar hardboiled américain font passer le film de gurentai à la couleur, ce qui signifie dans le cinéma japonais le livrer à la fantaisie la plus totale. J’ai aussi revisité quelques films de Kinji Fukasaku, en me disant qu’il était probablement avec Kurosawa, le plus important des cinéastes japonais modernes.



Fukasaku traverse à toute vitesse les années 70, et fait de ses figures de yakuza les grands témoins de l’époque comme avaient pu l’être les samouraïs. Bunta Sugawara anticipe le Scarface de Brian De Palma et incarne le yakuza moderne, nihiliste, agité de troubles mentaux, et dépassé par sa propre violence.



 18 mars

Cérémonie de dissolution du clan / Ceremony of Disbanding / Kaisanshiki (1967) de Kinji Fukasaku



Dans la lignée de Bloodstained Clan Honor, la lutte entre les habitants d’un bidonville et les yakuzas qui veulent les exproprier. Pour l’honneur de son clan, Koji Tsuruta a passé huit ans en prison. Lorsque qu’il sort, le monde a changé :  le Kyōdai d’autrefois (Fumio Watanabe) est devenu un yakuza affairiste qui a renoncé aux principes du ninkyo.



Quant à l’adversaire (Tetsuro Tanba) à qui il a tranché un bras et qui a juré de se venger, il est le dernier à partager les mêmes valeurs. La véritable cérémonie de dissolution se fera entre les deux hommes, Tanba renonçant à sa vengeance en brûlant le blason de son clan. Mais c’est aussi une cérémonie qui marque la fin du ninkyo et peut-être aussi du genre lui-même. 



Pour une fois un rôle complexe est confié au grand Fumio Watanabe, qui porte sur lui toute la faillite des valeurs originelles, mais garde un reste d’affection pour son frère de sang, ce qui causera finalement sa perte. Alors qu’auparavant, les yakuzas se recueillait face à la mer, celle-ci est désormais bouchées par les usines recrachant leur fumée noire. Place désormais aux combats sans code d’honneur. 




15 avril

Joueurs contre camelots / Bakuto tai tekiya (1964) de Shigehiro Ozawa



Le décor est l’un des plus beaux du ninkyo eiga : le quartier coloré des théâtres d’Asakusa, équivalent de Shinjuku pour les années 20-30. Affiches, banderoles, cinémas, et… tekiya, les camelots dont l’organisation est si proche des yakuzas qu’on les confonds parfois. Les tekiya appartiennent davantage à la légalité mais ils forment un milieu à part, un monde aussi parallèle que celui des yakuzas. C’est aussi un petit peuple pauvre, gouailleur et débrouillard. Le fameux Tora-san en fait partie, et il n’y a qu’au Japon qu’on peut voir une catégorie de métier ayant généré une telle mythologie, preuve aussi de son importance dans la société. 




Dans Joueurs contre camelots, les tekiya d’Asakusa sont menacés par l’ouverture d’un grand magasin risquant de les mettre sur la paille. Les négociations avec un homme d’affaire sont ruinées par le chef véreux d’un clan tekiya qui ne songe qu’à s’enrichir. Il accepte par exemple une contrepartie sans la redistribuer aux marchands. Il lance aussi des attentats contre le bon oyabun, qui lui est prêt à mourir pour son peuple. L’opposition bon père/mauvais père est ainsi respectée. La question paternelle est aussi ce qui hante  Koji Tsuruta dans un rôle moins lisse l’accoutumée. 



Fils du bon oyabun, il a assassiné un chef rival avant d’apprendre que celui-ci était son véritable père. Il devient donc un maudit, hanté par le parricide et se tient à l’écart de son clan. Tout le film va être un chemin le menant vers ce père qui bien qu’adoptif l’aime comme son propre fils. Leur relation père-fils passera évidemment par le sacrifice et la mort. La tragédie yakuza est ici un peu plus complexe que de coutume. Shigehiro Ozawa, retranscrit l’ambiance Taisho avec soin, avec par exemple ces bars capiteux où l’on danse à l’occidentale. Moment émouvant et rare également où l’on assiste à une séance de cinéma muet commentée par un benshi. 




23 avril

Yakuza Hooligans / Yakuza Gurentai (1966) de Sadao Nakajima



En 1966, le genre « gurentai » a été éclipsé par les ninkyo-eiga en couleur, ce qui fait du film de Nakajima la queue de comète de ces films noirs nerveux où des gangs à l’américaine braquaient des fourgons. On y retrouve le côté néo-réaliste tourné dans les rues (ici de Kyoto), la musique jazzy et les gangsters avec leurs lunettes noires et leurs petits chapeaux. Mais la nouvelle vague japonaise est aussi passée par là, et Yakuza Gurentai possède une réelle beauté photographique et surtout un discours politique. 




Les « gurentai » ou voyous, se définissent comme des démocrates qui partagent leurs butins en parts égales, tandis que les yakuzas sont encore dans un mode de vie féodal et travaillent pour leur oyabun. Pour les jeunes gurentai, les yakuzas font partie de la génération qui s’est engagée dans une guerre ingagnable, entraînant le pays dans sa chute.



Nakajima n’idéalise pas les gurentai, qui n’hésitent pas à violer les filles qu’ils veulent mettre sur le trottoir, mais il leur laisse tout de même le dernier mot dans un final très ironique. Le casting est impeccable avec entre autres Hiroki Matsukata, très drôle et à l’aise en gangster « démocrate », Shigeru Amachi (le samouraï hanté des films d’horreur de Nobuo Nakagawa), Hideo Takamatsu (Le géant et les jouets de Masumura), et l’acteur métis Ken  Sanders (Massacre Gun, Stray Cat Rock Delinquant Girl Boss).




25 avril

Hokuriku Proxy War / Hokuriku dairi sensō (1977) de Kinji Fukasaku



« La mer du Japon présente deux visages. Elle est froide et agitée l'hiver, chaude et calme l'été. Les habitants de Hokuriku possèdent les mêmes particularités, ce que l'on ne soupçonnerait pas au vu de leur apparence. Fukui, une des trois préfectures de Hokuriku avec Ishikawa et Toyama est le centre du commerce et de l'industrie. Cette ville a depuis toujours donné naissance à de nombreux yakuza. Les conflits les impliquant étaient si violents, que même un yakuza d'Hiroshima ou de Kyushu aurait changé de trottoir en croisant les gars d’Hokuriku. »



Ainsi s’ouvre Hokuriku Proxy War, ultime variation sur les Combats sans code d’honneur de Fukasaku. Nous sommes donc au nord du Japon, dans un paysage de neige, décor inhabituel pour un film de yakuza, et les malfrats ont donc troqué leurs chemises hawaiiennes pour des pulls à cols roulés, et des manteaux de fourrure. Ce qui nous vaut une introduction rappelant Goyokin, avec des masques démoniaques battant du tambour, et un combat au sabre d’ Hiroki Matsukata contre un gang, dans une forêt sous la neige.  Ce sont des ours (la façon qu’a Hiroki Matsukata de se balancer), et des loups, et Fukasaku les décrits comme les plus violents du Japon, un peu l’équivalent de la 'Ndrangheta calabraise. Le ton est donné dès le début avec un chef yakuza (le très drôle Kô Nishimura) enterré dans la neige. 



Hiroki Matsukata, trahit par une alliance entre clans, laissé pour mort et envoyé en prison, va peu à peu remonter la pente, et à force de ruse faire s’entretuer les clans adverses pour devenir le boss de la région. Ces stratégies guerrières amusent Fukasaku mais ce qui l’intéresse réellement est le moment où la bestialité et le gout du sang fait craquer ce qu’il reste du vernis du code d’honneur des yakuzas. Ces territoires sont bien plus dictés par l’instinct animal que par une réelle raison matérielle.

« -Vous n'êtes pas frères de sang ?

-Patron, la fraternité dépend de la situation. Être chez soi est plus important. »



27 avril

The Last Gunfight / Ankokugai no taiketsu (1960) de Kihachi Okamoto



Ce film noir à la Hammett, où Mifune, drôle et charmeur, porte l’imper de Bogart débarque dans une ville en pleine guerre des gangs. Se faisant passer pour un policier corrompu, Mifune infiltre un clan yakuza régnant sur la drogue, les établissements de nuit et la prostitution. Okamoto se maintient avec finesse à la lisière de la parodie. On peut voir par exemple de vampiriques tueurs, tout de noir vêtus, se produire dans un club, et chanter de bizarres chansons de gangsters. 




Comme il est de coutume dans ces films noirs d’inspiration américaine, les yakuzas portent des costumes occidentaux, et se conduisent comme un gang classique. Lors du gunfigght final, de façon surprenante et gratuite, l’un d’entre eux dévoile ses tatouages. Il y a quelque chose d’assez subversif de soudain révéler le corps tatoué et traditionnel d’un yakuza. 



Koji Tsuruta joue un yakuza à la retraite après la mort de sa femme qui sera obligé de reprendre les armes, ce qui donne lieu à un savoureux duel aux pigeons d’argiles avec Mifune. La filmographie d’Okamoto est mal connue, lui-même ayant brouillé les pistes en abordant tous les genres, du polar au film de guerre, et au jidai-geki dont le fabuleux Sabre du mal avec Tatsuya Nakadai. 




Ces polars donnent l’impression d’anticiper de quelques années ceux de Seijun Suzuki avec leurs couleurs psychédéliques de nightclubs, leur montage syncopé, et leurs raccords ultra dynamiques. Pendant l’épilogue, nous est offert un plan subliminal de poitrine féminine dénudée. Un clin d’œil suffisant pour poursuivre l’exploration de la filmographie d’Okamoto. 



 

18 avril

Big Shots Die at Dawn / Kaoyaku Akatsukini Shisu (1961) de Kihachi Okamoto



Encore un pastiche hammettien d’Okamoto, sur un scénario proche de The Last Gunfight, mettant en scène un gang de yakuza d’inspiration américaine. Cette fois c’est Yuzo Kayama, équivalent Toho des Diamond Guys de la Nikkatsu, qui débarque dans sa ville natale gangrénée par la corruption, peu de temps après l’assassinat de son père. 



L’intrigue est volontairement emberlificotée pour rester dans la tradition du roman noir américain, et on y croise une séduisante belle-mère (Yukiko Shimazaki), une jolie fille en quête de sugar daddy (Kumi Mizuno), des dandys gangsters (Mickey Curtis, Akihiko Hirata, Tadao Nakamaru) et même le toujours cartoonesque Kunie Tanaka et ses mimiques de Gainsbourg japonais. 



Si la mise en scène est un peu moins exubérante que The last Gunfight, le final est réjouissant puisqu’il se déroule la nuit dans un parc d’attraction au milieu des manèges. Les pistolets des yakuzas tirent toujours des petites flammes rouges, ce qui rajoute un côté feu d’artifice à ces polars décontractés.



4 mai 

The Glorious Asuka Gang! / Hana no asuka gumi! (1988) de Yôichi Sai 



Adapté de la mangaka Satosumi Takaguchi, il s’agit d’une version futuriste des films de jeunes délinquantes, dans un Tokyo livré aux gangs et à la violence. 




Yôichi Sai est surtout connu chez nous pour Blood and Bones (2004) ou Kitano interprète un terrifiant et bouleversant gangster d’origine coréenne.  The Glorious Asuka Gang! situé dans un proche avenir (pour 1988), raconte comment trois jeunes filles essayent de conquérir New Kabukitown (comprendre Kabukicho) partagé entre des dealers, des policiers violents (agissant come un gang) et la bande d’une élégante et muette femme yakuza. Le film est surtout intéressant pour son design sans doute inspiré des Rues de feu de Walter Hil, et ses gangs typés qui quant à eux rappellent The Warriors. 





Le générique montant les activités illicites de Kabukitown sur Satisfaction des Stones, est comme un shoot du Tokyo punk des années 80. Malheureusement, le récit est répétitif et les personnages peu attachants. Le décor de la rue principale de Kabukitown est utilisé jusqu’à épuisement mais les intérieurs rococos des clubs et du repère de Lady Hibari valent le coup d’œil. Cependant, malgré ses défauts, il est évident que le film est l’origine des mangas et films de gangs futuristes comme Tokyo Tribe de Sono Sion. 




5 mai

‎Gang vs. Gang/Gang tai gang (1963) de Teruo Ishii



Un yakuza sort de prison et se fait immédiatement mitraillé par… son propre gang. Il débarque en réalité en pleine guerre de succession pour régner sur le marché de la drogue. Il va s’allier à un gang adverse, composé d’un gentil oyabun, d’un playboy, et d’une jolie fille intrépide. Le film de Teruo Ishii est un gurentai-eiga, bien moins sérieux que ceux de Kinji Fukaskau bien qu’on y retrouve Koji Tsuruta, Tatsuo Umemiya, Ko Nishimura et Tetsuro Tanba.  





A vrai dire, il est presque incompréhensible, mais ce qui intéresse surtout Teruo Ishii poursuivant sa série Black Line, Sexy Line, Yellow Line sur les quartiers chauds de Tokyo, est de multiplier les angles insolites, les scènes légères et surtout les plans iconiques de films noirs, grâce à une superbe photographie. 



La scène finale de l’agonie de  Machiko Yashiro et Koji Tsuruta, est ainsi d’un romantisme totalement gratuit par rapport à ce qui précède mais  conclut joliment ce petit film noir. Au fond, Teruo Ishii n’a jamais été un cinéaste spécialement logique, mais toujours attiré vers une iconographie flamboyante. 




7 mai

Nouveau combat sans code d'honneur 2 : La Tête du boss / Shin jingi naki tatakai: Kumichō no kubi (1975) de Kinji Fukasaku



Second des trois « follow up » aux Combats sans code d’honneur de Fukasaku. Bunta, un yakuza vagabond, assassine un chef pour le compte du beau-fils d’un oyabun. Il est prêt à aller en prison (7 ans quand même) si cela peut lui assurer une bonne place dans le clan de son aniki. Lorsqu’il sort, il s’aperçoit que le beau-fils, un drogué, a été exclu du clan, et que personne n’est prêt à le payer en retour. 



Le film raconte sa progression à l’intérieur du clan où il parvient malgré tout à trouver sa place et sa vengeance lorsqu’à la suite d’une guerre de succession, il en est à nouveau exclu.  Bunta est encore génial et avec ses sourires ironiques du yakuza qui ne se fait aucune illusion sur les alliances et trahisons. Surtout lorsqu’elles sont orchestrées par Mikio Narita, habitué aux rôles de félons arrivistes. 



La distribution est toujours un plaisir avec Ko Nishimura en vieil oyabun qui, bien que Bunta ait tenté d’enterrer vivantes sa maîtresse, l’accueille dans son clan. Pour une fois, ce génial acteur dévoile une veine plus sensible que son habituelle couardise, et propose à sa fille  (Meiko Kaji) de revenir habiter avec lui lorsqu’il sera à la retraite.  Dans le rôle du beau-fils drogué, Tsutomu Yamazaki, émacié et le regard hanté, livre une interprétation fascinante, aussi intense que Tetsuya Nakadai, et parvient même à voler la vedette à Bunta. 





Dans le petit gang de Bunta, un acteur chanteur folk et enka avant-gardiste : Kan Mikami. Dans le livre que Benjamin Mouliets lui a consacré (voir ici) j’ai appris qu’Akira Kobayashi était l’idole de Kan Mikami. C’est précisément le nom que son personnage s’est choisi dans The Boss’s Head en hommage au « diamond guy », et grand acteur de yakuza-eiga. 





Tadanori Yokoo, Mishima et le rouge de l’au-delà

$
0
0



Au début des années 2000, je découvrais Le Journal du voleur de Shinjuku (1969) d’Oshima qui fut ma porte d’entrée sur les arts underground des sixties japonaises. Je voulais tout savoir sur les créatures qui y apparaissaient comme Juro Kara, Akaji Maro, Yotsuya Simon, Ri Reisen et surtout Tadanori Yokoo qui prêtait son visage candide et rêveur à  Birdey Hilltop.  Il était un peintre, pouvais-je lire, et une sorte d’équivalent japonais d’Andy Warhol. Je découvrais ses œuvres à la Fondation Cartier en 2006, et était autant impressionné par ses toiles pop des Sixties que par ses peintures contemporaines qui dans un sens me touchaient plus. J’étais fasciné par celle où des écoliers semblent découvrir un œuf mauve géant. L’un d’eux tenait un livre de Ranpo à la main. Mes camarades et moi, nous étions alors passionnés par tout ce qui tournait autour de Ranpo, de Suehiro Maruo, de Terayama, de Tatsumi Hijikata, et plus globalement par cette culture noire et romantique allant des années 20 aux années 80 qu’on appelait l’eroguro. 

Ruriko Asaoka (1970)


Je m’y suis d’ailleurs replongé pour le cycle de conférences et de présentation autour de Mishima à la fin de l’année dernière au Forum des images. Une célèbre photo de 1969 montre Yokoo en écolier, le cou enserré par le bras d’un Mishima bodybuildé, presque nu et tenant un sabre à la main. Mishima fait sa célèbre expression crispée, qui nous pousse à croire que la photo est humoristique. Ce n’était pas une photo « mondaine » entre deux stars de l’époque mais l’expression des liens privilégiés entre le peintre et l’écrivain.



Les voleurs de Shinjuku

Si Warhol travaille la sérigraphie et les stars hollywoodiennes, Yokoo revient à l’estampe et peint une série flamboyante consacrée à l’icône Ken Takakura, dont j’ai plusieurs fois parlé dans mon journal des yakuzas. Comme Warhol aux USA, Yokoo, incarne les sixties japonaises, et autant que les films de Seijun Suzuki en fixe les couleurs pop et industrielles. 


Yokoo nait en 1936, sept ans après Yayoi Kusama, quatre ans après l’écrivain Shintaro Ishihara et Nagisa Oshima, un an après Terayama et Akihiro Miwa, deux ans avant le photographe Daido Moriyama, quatre ans avant le dramaturge underground Juro Kara et Nobuyoshi Araki. Il fait partie de cette génération qui avait à peine une dizaine d’années, voire moins, à la fin de la guerre, et dont Yukio Mishima, quelles que soient leurs opinions politiques était le grand aîné autant détesté que follement aimé. 

Yokoo décrit ainsi le zeitgeist des avant-garde japonaises des années 60.

« Chaque membre du réseau "underground"était inconsciemment lié aux autres membres par une chaîne de relations. Les échanges entamés dans ce réseau spirituel remontaient ensuite à la surface, de l'"underground"à l'"overground". Par conséquent, je pense que le réseau inconscient préexiste, et qu'ensuite les échanges d'informations issus des rencontres entre les individus et à travers les médias se font dans notre conscience. Dans les années 1960, les gens avaient encore des espoirs et des rêves. Après l'exposition universelle de 1970 à Osaka, une croissance économique intense a conduit à une période connue sous le nom de "bulle". Cette période a marqué le début d'une ruée vers un monde résolument matérialiste. 



Dans les années 1960, en revanche, il y avait encore des espoirs et des rêves sur le plan spirituel invisibles à l'œil nu, qui se traduisaient par un sentiment d'impuissance. A travers leurs débats et leurs affrontements sur le système, sur les manifestations, sur les espoirs et les échecs, les mouvements d'étudiants étaient à la recherche d'un idéal et se faisaient une place dans la société. C'est ce contexte - notamment par son lien avec mai 1968 - qui a permis à ce réseau mental de culture "underground" de se développer. »

Parmi les peintures les plus célèbres de Yokoo, il y a la femme à la bouche ouverte et qui bave de Drooling en 1966, et qu’il a repeinte à de nombreuses reprises mais aussi la série des Pink Girls, ces filles roses qui se lavent les dents, se rasent, rient ou glissent la main dans leur culotte. 

Razor (1966)


« Ma curiosité pour les femmes m'a poussé à faire cette série. J'aimais beaucoup les femmes provocantes. Les femmes soumises ne m'intéressaient pas. En fait, j'étais attiré par celles qui pouvaient me dominer. Les femmes qui apparaissent dans ces peintures sont colorées en rose, ce qui donne une impression de chair nue. La raison pour laquelle elles rient à gorge déployée et prennent des poses audacieuses, c'est bien sûr parce que j'ai voulu les représenter avec elles-mêmes, sans l'intervention d'une tierce personne. En bref, dans cette série de "filles roses", j'ai essayé d'abattre la "féminité" conventionnelle. Je n'essayais pas de faire des portraits picturaux. Je voulais rompre avec les images stéréotypées de la femme. »

Mona Lisa (1966)



La passion de la mort

Lorsqu’on lui demande quels souvenir il a de la guerre, Yokoo répond : « Lorsque j'ai vu les traînées mouchetées d'or laissées par les bombardiers au-dessus des montagnes à l'est de Nishiwaki, j'ai eu l'impression de vivre un moment sublime, presque sacré. Les sirènes annonçant les frappes aériennes m'ont beaucoup impressionnées ainsi que le rouge écarlate qui colorait le ciel à l'est lorsque des bombes étaient larguées sur Akashi et Kobe. Sous le ciel teinté de rouge, il y avait un massacre en cours. Le rouge est la couleur liée aux images de l'Au-delà. C'était ma première expérience de peur déclenchée par le monde extérieur. »

Destiny 1997

Ces couleurs nous les retrouverons dans les toiles de Yokoo, qui pourrait dire en paraphrasant Godard : « Ce n’est pas du rouge mais la couleur de l’au-delà. » 

Sa page Wikipédia japonaise nous éclaire sur ces peurs intérieures. Née dans la ville de Nishiwaki, préfecture de Hyogo, Japon, il y a vécu jusqu'à l'âge de 20 ans. Durant son enfance, il est confronté à divers phénomènes surnaturels à Nishiwaki et développe une passion pour le monde de la mort. 



C’est dans un cimetière que plus tard il pose pour Kishin Shinoyama avec l’actrice Ruriko Asaoka. En 1968, il met même en scène sa propre mort. « Je suis tellement terrifié par la mort que je me suis suicidé par désir de renaître. J'ai même fait publier l'annonce de ma mort dans la presse. Les gens qui l'ont su - pendant que je partais à New York - ont demandé à ma femme de prendre le deuil et ont organisé une cérémonie funéraire sur la tombe de quelqu'un d'autre, en prétendant que c'était la mienne. La mort est une chose abominable dont nous ferions tout pour nous débarrasser, alors j'ai eu envie de faire quelque chose qui me porterait malheur - pour conjurer le sort, en quelque sorte. Je voulais me rapprocher de la mort par la peur qu'elle m'inspirait, et me débarrasser de ce sentiment de peur en me transformant en objet d'effroi. D'où mon désir d'impliquer les médias dans l'histoire. C'était une mise en scène de la mort. Nous devrions considérer notre vie dans ce monde comme une pièce de théâtre. Tout cela n'est que le côté virtuel de l'Au-delà. »

Maybe someday... (2001)


Après avoir travaillé comme graphiste pour le Kobe Shimbun, il devient indépendant. Après la mort de Mishima en 1970, il passe les 15 années suivantes de sa vie à se tourner vers un monde spirituel englobant l'occultisme et le mysticisme, mais il se rend compte qu'il s'agit d’un mirage et découvre la peinture comme une extension de sa recherche du "moi". Il pensait que le monde spirituel et la peinture étaient des entités complètement séparées, mais plus tard, il se rend compte qu'elles étaient liées d'une manière plus profonde qu'il ne l’avait supposé. 


Les peurs intérieures

Dans l’interview accordée à Takayo Iida, Yokoo parle de son rapport à l'enfance, aux peurs intérieurs et à l’au-delà

« Mon père était somnambule. Il marchait toutes les nuits dans son sommeil. J'ai même vu son visage dégoulinant de sang après avoir accidentellement passé sa tête à travers une vitre. Et la réaction de ma mère à ces incidents ne faisait que le crisper. Je pourrais dire que ces scènes d'un "monde étrange" ont constitué ma première expérience de "peur intérieure".

I WAS BORN ON JUNE 27TH, LIKE HELEN KELLER.
I WAS ADOPTED BY MY UNCLE YOKOO'S FAMILY, UNCLE YOKOO BEING MY FATHER'S OLDEST BROTHER.
MY ADOPTIVE PARENTS SOMETIMES USED TO TELL ME THAT THEY HAD FOUND ME
UNDER A BRIDGE. AS A CHILD, I WOULD LOOK AT THE NIGHT SKY AND DREAM ABOUT MY DESTINY.
I THOUGHT OF MYSELF AS A FIREFLY THAT TWINKLED LIKE THE STARS.
I FEEL THAT AN INVISIBLE GUARDIAN SPIRIT HAS ACCOMPANIED ME ON MY LONG JOURNEY,
ALONG WITH THE RAT FROM CHINESE ASTROLOGYTHE EMBLEMATIC ANIMAL OF THE YEAR IN WHICH I WAS BORN.
(1996)

Je ne sais pas s'il y a un lien avec ces scènes étranges du somnambulisme de votre père, mais beaucoup de vos œuvres semblent empreintes d'une atmosphère nocturne. Par exemple, la série dans laquelle trois jeunes garçons regardent furtivement un objet énigmatique, ou la série des "peintures rouges", ou encore les tableaux où l'on ne voit que les jambes des enfants. Toutes ces œuvres semblent évoquer le somnambulisme, un état intermédiaire entre la veille et le sommeil.

Il s'agit plutôt d'un état de fusion où les frontières ne sont pas apparentes, plutôt que d'un monde divisé en deux. Au fond, je ne vois jamais les choses d'un point de vue dualiste. Ma façon de penser ne tourne pas autour de l'opposition entre "le bien et le mal" ou "la beauté et la laideur", par exemple.

Dans la série de tableaux représentant les trois jeunes garçons, il semble que les personnages contemplent secrètement un monde étrange qui les effraie.

Ils sont dans le monde de la mort, et c'est de là qu'ils regardent notre réalité. Bref, ils ne la regardent pas du point de vue de la vie, mais de l'autre monde, celui de la mort. La vision de mon père somnambule, ainsi que les scènes de guerre que nous imaginions mais que nous ne pouvions pas voir de l'autre côté de l'autre côté de la montagne, tout cela était vraiment "l'Au-delà" pour moi.

Au cœur de l'œuvre présentée dans votre exposition à la Fondation Cartier pour l'art contemporain, il y a une série de peintures à dominante rouge. Le rouge évoque des images de chaleur, de sang et de vie. J'ai l'impression qu'il y a "quelque chose" de caché dans votre travail qui peut troubler l’inconscient du public. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Il existe une zone de l’inconscient qui se confond avec l'esprit conscient. Si l'on considère ces deux pôles en dehors des modes de pensée modernes, il est vrai que la source de mon inspiration est inconsciente et archaïque.

The Birth of the Dead (1997)


En parlant d'inconscient, comment voyez-vous le monde des rêves ?

Ces derniers temps, j'ai fait de nombreux rêves dans lesquels la frontière entre la vie quotidienne et la vie non quotidienne est inexistante. On pourrait dire que la réalité n'est qu'une illusion, une ombre. Pour moi, le monde de la vraie réalité se trouve dans l'au-delà. Selon moi, chacun d'entre nous devrait examiner sa propre raison d'être. Je pense également qu'en considérant mon propre être comme une réalité essentielle, je peux trouver un moyen de connaître le monde.


Mishima et la beauté de la fin



La mort de Mishima est un traumatisme pour Yokoo, et l’évènement qui le pousse à s’immerger dans le mysticisme. Yokoo n’était pas qu’un admirateur de l’écrivain, il était aussi l’un de ses intimes. 

En 1997, dans Print 21, revue japonaise sur les arts populaires et d’avant-garde, la relation entre Yokoo et Mishima est ainsi décrite.

« Il y a des gens qui sont convaincus qu'ils ont dû être frères dans une vie antérieure. Tadanori Yokoo et Yukio Mishima ont dû se rencontrer sous de tels auspices. Leur première rencontre dans cette vie a eu lieu en 1965, alors que Yokoo était encore un illustrateur débutant qui avait organisé une exposition personnelle à la galerie Yoshida à Nihonbashi. Mishima est alors présenté à Yokoo par Takahashi Mutsuro et ses premiers mots ont été "Wahahahahaha !Les drapeaux des marines américaine et japonaise ", a-t-il dit d'une voix forte, pour faire le premier pas. Les motifs érotiques et kitsch, les compositions surréalistes, les couleurs intenses de l'encre. Tous ces éléments sont déjà présents dans l'œuvre de Yukio Mishima. La rencontre était donc inévitable. 



La preuve de son admiration pour Yokoo est une œuvre offerte par le jeune illustrateur inconnu et qu’il a conservé jusqu'à la fin de sa vie dans son bureau, dans sa maison baroque. Peu après Mishima a demandé à Mishima d’illustrer une série de textes. Par coïncidence, la première œuvre à être accompagnée d'une illustration était "The Beauty of the End" (La beauté de la fin). Le temps réel que Yokoo et Mishima ont partagé n'a été que de cinq ans, mais conscient qu’il lui restait peu de temps à vivre, l’écrivain a beaucoup sollicité son ami peintre. Il lui avait ainsi commandé une reliure pour la nouvelle édition de La crucifixion en rose. Yokoo aurait dû être le partenaire de Mishima dans le livre de photos "La mort d'un homme", où l’écrivain se projetait dans  différentes scènes de mort, mais un accident de voiture, qui allait l’empêcher de marcher pendant un an et demi, le retenait à l’hôpital. 



            Illustrations for "Killed By Roses" (A Book Of Portraits Of Yukio Mishima)

(1969)  

Trois jours avant sa mort, les derniers mots que Mishima a adressés à Yokoo par téléphone ont été : "Tu dois vivre plus fort. Dépêche-toi de finir le travail que je t’ai commandé. Si tes jambes te font mal, je les soignerai", prononcés avec droiture, comme un frère aîné réprimanderait son cadet. Bien sûr, ce n'était pas la fin de la relation entre Yokoo et Mishima. Au contraire, après le retour de Mishima dans le royaume céleste, le lien entre les deux s'est renforcé. Quelques mois après la mort de Mishima, Yokoo voit pour la première fois Mishima en rêve. Il lui dit qu’il doit à nouveau se suicider.  Yokoo et Mishima sont restés en contact par ce canal onirique. Ces interactions apparaissent souvent dans l'œuvre de Yokoo qui représente Mishima comme un martyre héroïque. »

(1969)


Vers la peinture… et au-delà

Si Yokoo a poursuivi un travail d’illustrateur proche de son style d’estampe, pour des albums de rock ou des affiches de spectacles, ses peintures se sont obscurcies, le trait s’est épaissi, et la toile se colore de rouge sombre dans les années 90 et 2000. Ce sont ces peintures qu’il décrit comme vues et peut-être peintes, depuis le monde des morts. 



Lorsque Yokoo déclare que la peinture lui a permis de concilier le monde réel et le monde spirituel, il faut y voir une progression dans son identité de peintre et non plus d’illustrateur. Une immersion dans l’acrylique et la peinture à l’huile. Après son accident de voiture en 1969, et la crise causée par la mort de Mishima, c’est cette voie qu’emprunte Yokoo comme s’il plongeait directement dans ses peurs intimes. Les aplats de couleurs éclatantes laissent placent à des matières épaisses et tourmentées. On pense parfois à Chirico et Picabia que Yokoo considère comme ses pères spirituels, mais aussi à Munch, tant la célèbre Femme qui bave, réinventée en rouge, est Le Cri du peintre japonais.

Drooling (1965)

Hong Kong (1997)


Les rues japonaises sont plongées dans les ténèbres, comme si elles se poursuivaient dans l’au-delà.

Luminous path in the darkness: the night of the Journey (2001)


Des enfants lecteurs de Ranpo trouvent des œufs étranges, et une affiche ordonne d’écouter la voix noire de la terre.

First fetal movement in mauve (1994)


Au fond d’une grotte on peut encore voir la bouche ouverte de la femme qui bave. 

Screaming of the five senses (1999)


Et le rouge partout, le rouge de la guerre, ce spectacle terrible et magnifique qu’il observait lorsqu’il était enfant.

« Le rouge génère plus d'images liées à la mort que n'importe quelle autre couleur. Pour moi, la mort est un thème essentiel, au même titre que la vie et l'amour. En peignant en rouge, on voit apparaître des tableaux où la mort apparaît sous la forme d'une métaphore plutôt que d'être directement présente. Cette série d'œuvres en rouge part du constat qu'il y a du quotidien dans la mort. Grâce à la couleur rouge, la mort gagne peu à peu du terrain au sein même de la vie elle-même. La vie et la mort finissent par être aussi inséparables que les deux faces d'une pièce de monnaie. »

*****************************************

En 2008 à Tokyo, lors de mon premier voyage, j’achetais au Musée Mori de Roppongi une série de statuettes des plus célèbres personnages de Yokoo.



NB : Les propos de Yokoo sont tirés de l’édition anglaise du Catalogue de l’exposition de la Fondation Cartier. Ma traduction diffère donc de celle de la version française.


L’été cruel des yakuzas : Go Mishima et les roses de la pègre

$
0
0



Dans Kubi, présenté au dernier festival de Cannes, Takeshi Kitano expose frontalement l’homosexualité chez les samouraïs. Une réalité historique très peu abordée, excepté dans Taboo, l’ultime film d’Oshima où d’ailleurs jouait Kitano. Qu’en serait-il chez les yakuzas tout autant perclus de valeurs viriles ? Certains yakuzas sont évidemment homosexuels mais on peut supposer que, comme tout ce qui touche au domaine privé au Japon, cela n’est ni affiché ni une source d’opprobe. Les rituels de fraternité entre yakuzas se rapprochent de ceux des sociétés viriles et guerrières tels évidement les samouraïs mais aussi les Spartes, et les films transpirent leur amour bien qu’il soit platonique. 



De façon moins symbolique, les yakuzas appartiennent au monde de la nuit et règnent sur les quartiers de plaisir.  Dans la seconde moitié des années 60, ceux-ci furent dominés par la culture gay et énormément de mama-san (patronnes) et leurs hôtesses étaient des travestis. Ce monde est celui qu’a fixé le photographe Watanabe Katsumi (voir ici), et aux garçons maquillés se mêlent naturellement les hommes tatoués. Moi-même, prenant un verre dans un « gay bar » de Tokyo, je pouvais y observer un yakuza et sa petite amie entourés de jeunes travestis. On peut supposer qu’un semblable « mélange des genres » était à l’œuvre en France, et que la pègre fréquentait aussi le milieu des cabarets et des bars pour travestis. 



Que les yakuzas aient été un objet de fantasme pour la scène gays japonaise est une évidence. Il n’y avait pas que les femmes qui frissonnaient lorsque Ken Takakura faisait tomber son kimono, dévoilant un corps tatoué à la musculature parfaite. Le tatouage lui-même, avec son raffinement, ses fleurs éclatantes, et son narcissisme, possède une forte dimension homoérotique. Il fallait un artiste pour exalter la sexualité équivoque des yakuzas. Ce fut Go Mishima (1924-1988). 



Deux évènements vont contribuer à forger l’art du dessinateur. Le premier est sa découverte du dessinateur américain Tom of Finland, célèbre pour ses hommes en cuir baraqués, marines et policemen usant de leurs matraques. Rien d’efféminé chez Tom of Finland mais une virilité poussée jusqu’au délire. La seconde est sa rencontre avec Yukio Mishima dans une salle de musculation. Mishima pousse Tsuyoshi Yoshida à radicaliser son art, et celui-ci prend en hommage le pseudonyme de son mentor. 



Go Mishima commence sa carrière dans Fuzokukitan et Bara, deux des premiers magazines gays japonais en 1964 avant d’intégrer Barazoku (la tribu des roses) en 1971, première revue ouvertement communautaire, faisant par exemple paraître des petites annonces de rencontres. Barazoku étant trop tourné vers les bishonen (éphèbes), Mishima fonda Sabu où il pouvait exprimer sa passion pour le muscle. 



Le yakuza est la figure centrale de son univers graphique. L’anatomie est bien sûr parfaite chez Go Mishima, tracée de façon ligne claire. Seuls les poils sur le torse, les cuisses et le pubis, échappent à ce trait rappelant aussi l’estampe. Les seules touches de couleur sont le tissu rouge du fundoshi (pagne) et de la bande enroulée sur le ventre. 



Et bien sûr les tatouages rouges, bleus et verts. Ses yakuzas à la nuque rasée et aux cheveux en brosse se rapprochent des acteurs Akira Kobayashi et surtout Hideki Takahashi le héros de L’Emblème de l’homme (voir ici) . Si leurs regards sont noirs et leurs visages concentrés, ils possèdent aussi un calme souverain et des gestes cérémoniaux, même lorsqu’ils sont ligotés en vue d’une série de tortures. Go Mishima ne dessine pas de scènes d’amour hard entre yakuzas : son univers est fétichiste, sadomasochiste mais pas pornographique. 



Le yakuza est isolé dans le dessin, le plus souvent sans partenaire excepté parfois son tortionnaire. Il est un objet d’amour exclusif pour le dessinateur et ses admirateurs. Du reste, si les yakuzas s’étaient trouvé choqués par ces représentations, nul doute qu’ils y auraient mis bon ordre ne serait-ce que par l’intimidation. On peut supposer qu’eux-aussi y trouvaient leur compte. 





L’été cruel des yakuzas 2 : Fleur pâle de Masahiro Shinoda

$
0
0

Les feux follets

« On meurt mais rien ne change. »



Je me suis demandé à quoi ressemblerait une version yakuza du Feu follet. Ce film existe puisqu’il s’agit de Fleur pâle de Masahiro Shinoda, sorti en 1964, un an après l’adaptation du roman de Drieu la Rochelle par Louis Malle.

 

En France et au Japon, deux hommes rompaient les amarres avec une société où ils ne se reconnaissaient plus, et choisissaient le néant à un simulacre d’existence. 

Muraki a passé trois ans en prison, pour avoir assassiné un chef rival sur ordre de son clan. Lorsqu’il sort, le monde lui est désormais étranger. Les ennemis d’autrefois se sont alliés contre un troisième clan menaçant leur pouvoir. Ce n’est plus l’honneur qui les guide mais le profit, et les chefs apparaissent pour ce qu’ils sont : des vieillards ridicules qui mangent leur soupe ensemble, sous une reproduction de la Joconde, dans une imitation de maison occidentale.  



Muraki est entré en prison en 1961 et en est sorti en 1964, soit l’année des jeux olympiques de Tokyo, symbole du pardon international et symbole du miracle économique du pays. Ces adversaires réconciliés ce pourraient être le Japon et les USA, contre le bloc soviétique. Muraki qui est allé en prison pour de vieilles valeurs, n’a plus sa place dans ce Japon en train de brader ses traditions. 



Saeko est une jeune fille d’une vingtaine d’année. Elle ressemble à une poupée malade dont les immenses yeux noirs dévorent le visage. Elle passe ses nuits dans les tripots des yakuzas et mise des sommes folles. Personne ne sait qui elle est ni d’où elle vient mais on murmure que sa famille est richissime. Est-elle fille d’industriels, d’aristocrates, d’hommes politiques ? Que cherche Saeko dans le jeu, en compagnie de ces hommes tatouées, comme elle étourdis par la litanie des croupiers et le bruissement d’insecte des cartes hanafuda de bois ? 



Muraki et Saeko, qui tous deux viennent de mondes différents,  vont croiser leurs destins pendant un bref intervalle de quelques nuits, et construire un étrange amour à la fois chaste et dangereux.  Lui va se diriger vers la seule société dont il comprend encore les règles : la prison. Saeko choisira la mort, qui était là, disponible pour elle, sous la forme de Yoh l’ange des ténèbres qui l’attendait patiemment depuis le début dans l’ombre des tripots. Le titre du roman d’Ishihara pouvait aussi se traduire par la fleur asséchée. Cette fleur assoiffée, déjà fanée, c’est Saeko, à la dérive comme les épaves des Fleurs du mal de Baudelaire que Shinoda lisait pendant le tournage, où ces belles phtisiques au seuil de la mort que les énervés de Jean Lorrain traquaient dans les bordels. 



Qu’est-il arrivé à la « tribu du soleil » (voir ici) célébrée par Ishihara ? Ces garçons et filles trop jeunes pour avoir vraiment connu la guerre et qui, dans la seconde moitié des années 50, expérimentaient un nouvel l’hédonisme, la libération des corps, et une sexualité moins entravée. Cette génération perdue de l’après-guerre, avait vu ses parents vénérer les Américains comme autrefois l’Empereur, et si elle vivait au présent et profitait des plaisirs et du confort matériel sentait un vide grandir en elle. 1964 est aussi l’année la lisière de l’embrasement politique du Japon, des grandes manifestations étudiantes, et de la lutte armée. Quelques années plus tard, Saeko aurait peut-être fait partie de l’armée rouge japonaise. Muraki appartient quant à lui à la génération précédente. Il a combattu pendant la guerre et le monde des yakuzas est le dernier refuge des valeurs traditionnelles de l’ancien Japon et du code de l’honneur. Seuls les yakuzas croient encore aux rituels, disait Shinoda. 



Mariko Kaga qui n’avait que 20 ans lors du tournage, allait devenir l’actrice fétiche de la nouvelle vague, sorte d’Anna Karina japonaise tournant chez Oshima (Les plaisirs de la chair), Kazuo Kuroki (Le Silence sans aile), Ko Nakahira (Les lundis de Yuka), ou Seijun Suzuki (Mélodie Tzigane). 



Agé de 46 ans,  son partenaire, Ryo Ikebe était un ancien jeune premier des films de Naruse, Imai et Kinoshita, à la gloire finissante. Fleur Pâle relance sa carrière et il devient le héros tragique des ninkyo-eiga de la Toei. Il conservera toujours quelque chose de la noirceur et de la fragilité de Muraki. Parfois tuberculeux et crachant du sang, toujours taiseux et les yeux fardés de noir, il accompagne comme son ombre Ken Takakura lorsque celui-ci marche vers son destin. 



Fleur pâle, autant qu’un yakuza-eiga est un opéra. Le sublime assassinat final du chef du clan ennemi qu’exécute Muraki sous les yeux avides de Saeko, est accompagné par Didon et Enée de Purcell.  Shinoda avait également en tête Tristan et Yseult comme trame secrète de l’amour absolu de la joueuse et du yakuza. Eternel retour de Muraki en prison ; descente au tombeau où, il pourra revivre, tel un rêve sans fin, sa rencontre avec Saeko. Fleur pâle est ce récit raconté depuis les ténèbres par un homme désormais hors du temps.

Fleur pâle est sorti en France pour la première fois au cinéma le 31 mai 2023 grâce à Carlotta Films.


 


Ichibun Sugimoto , toutes les couleurs du crime

$
0
0



Poupées ricanantes, séduisantes femmes chats, larmes de sang, marais fétides, lune ensorcelante, sinistres manoirs, démons musiciens, papillons empoisonnés, assassins fardés, masques Nô maléfiques, belles en kimono persécutées…  





Qui a fouillé dans les librairies de Tokyo est forcément tombé sur ces livres de poche promettant des terreurs surannées. Il s’agit des rééditions par Kadokawa des romans de Seishi Yokomizo dont on connait en France les romans La mélodie du démon, Le Village aux huit tombes et La Hache, le koto et le chrysanthème (La Famille Inugami). Le héros en est le détective aux cheveux en bataille Kosuke Kindaichi. Abondant en complots machiavéliques, malédictions ancestrales et assassins masqués, ces romans datant des années 40 n’appartiennent pas au registre de l’eroguro malgré leur cruauté mais au genre très populaire du « mystery », récits à énigme où l’ambiance et les frissons comptent plus que l’horreur pure et les perversions sexuelles. 





L’un des symboles du genre est tiré de La famille Inugami : le personnage de Kyo l’héritier défiguré d’une riche famille, dont le visage est recouvert d’un masque en caoutchouc blanc. 



Mais est-ce bien Kyo qui se trouve sous le masque ou un imposteur ? Les illustrations des livres de poche Kadokawa évoquent le gothique mais surtout le giallo. 






Les adaptations cinématographiques, la plupart réalisées par Kon Ichikawa, pourraient en être l’équivalent japonais. Leur illustrateur Ichibun Sugimoto est aussi facilement identifiable au Japon que chez nous Siudmak pour les couvertures de SF chez Presse Pocket. Les romans s’étant écoulés à des millions d’exemplaires, ces images font partie de l’imaginaire de la dernière partie de l’ère Showa. Une couverture de Sugimoto est un collage mystérieux représentant en général un visage, souvent féminin, un élément de décor et un motif énigmatique. 





« Ma première commande a été pour le Village des huit tombes. J'ai reçu le manuscrit mais c'était beaucoup trop difficile pour moi. Je travaille dans le domaine du design, donc je ne suis pas très doué pour lire des documents imprimés. J'ai donc survolé le document et je me suis dit : voilà le genre de personnage qui apparaît. Je me suis dit que comme beaucoup de gens mourraient dans cette histoire, je ne devais pas être trop explicite. Je pense que c'est une bonne chose de ne pas avoir lu le roman en profondeur. J'ai représenté des personnages dans un type de situation plutôt qu’une illustration fidèle du contenu. Ainsi, la personne qui le lira pourra se faire sa propre image de l'œuvre. C’était l’époque où Haruki Kadokawa commençait à produire des films, et il a eu l'idée d'un mélange de médias qui relierait les livres et les films. Son slogan "Lisez avant de regarder ou regardez avant de lire" est devenu célèbre." 




"Le premier mix média a été l'adaptation cinématographique du Clan Inugami en 1976, et j’ai été chargé de redessiner la le catalogue des œuvres de Yokomizo en parallèle. Il n'y avait pas de consignes précises parce qu’ils venaient tout juste de commencer leur projet. » 



Ce  « mix media » est aussi une des origines de la popularité intacte des illustrations de Sugimoto. Pour donner un unité à cette opération, il a également dessiner les affiches de film, qui se retrouvent en pochettes de vinyls pour l’édition des BO et de nos jours sur youtube. Le succès de la réédition de The Adventure of Kindaichi Kosuke signée par Kentarō Haneda sous le nom de The Mystery Kindaichi Band, avec son démon flutiste a encore renouvelé le culte autour de l’illustrateur. 




Il faut par ailleurs jeter une oreille aux BO des adaptations de Yokomizo sur Youtube, celles de Kunihiko Murai et Shinichi Tanabe n’ayant rien à envier à celles de Stelvio Cipriani ou Piero Umiliani.   


« Je n’illustrais pas seulement Seishi Yokomizo et Kadokawa me faisait travailler sur les couvertures d’autres auteurs. Heureusement, j'ai toujours été un dessinateur rapide et j'utilisais un aérographe, encore rare à l'époque, ce qui me permettait de peindre très rapidement. Je travaillais sur plusieurs couvertures en parallèle mais je devais achever une peinture par jour. Kadokawa me demandait de dessiner une nouvelle couverture pour chaque réédition afin que le livre se vende mieux. C'est pourquoi il y a plusieurs couvertures différentes pour un même roman. Plus tard, des fans m’ont dit qu’ils avaient acheté sans s’en rendre compte plusieurs fois le même livre parce que la couverture était différente. 



Je suis quand même heureux d'avoir pu laisser derrière moi un très grand nombre d'œuvres. Normalement, les auteurs populaires ont tendance à passer de mode, mais les fans de Yokomizo n'ont pas diminué du tout. Les jeunes me disent souvent : "Je fais le tour des librairies d'occasion pour dénicher un exemplaire avec cette couverture". Je reçois souvent des demandes de travail de la part d'auteurs contemporains qui me disent : " Je rêvais que vous dessiniez la couverture d’un de mes livres. " 




Propos de Ichibun Sugimoto tirés de cette interview

ici




  


David Bowie. Sons et visions

$
0
0

Pourquoi ce long texte sur Bowie dans un blog consacré au Japon ? Peut-être parce que le Japon et David Bowie sont d’une certaine façon une seule et même chose pour moi. Peut-être aussi parce que Bowie, comme il l’a fait avec des livres, des films ou des musiques, m’a guidé vers le Japon. Il a peut-être suffi de quelques vers dans Move On pour avoir envie d’y débarquer, homme venant d’ailleurs, étranger sur une terre étrange, sans rien chercher de plus. 

Spent some nights in old Kyoto

Sleeping on the matted ground 




La disparition de David Bowie n'a pas fait seulement revenir des musiques mais aussi une multitude d'images. Bowie a permis au rock d'opérer une mue cruciale, le transformant en art visuel. Il mixe les cultures, opère des hybridations saisissantes entre la science-fiction, le kabuki, l'expressionnisme ou l'art vidéo. Acteur soucieux d'apporter aux monstres la fragilité et la grâce, fétiche éternel de la révolte et l'énergie adolescentes ou encore visionnaire futuriste, le choc qu'a représenté David Bowie dans le monde de l'art n'a pas fini de résonner. A quoi ressemble son passage oblique au cinéma ?

1. L'acteur fracturé



Une photo célèbre du milieu des années 70 montre David Bowie tenant à côté de son visage une biographie de Buster Keaton. On ne rencontre pas de personnages burlesques dans sa filmographie mais on comprend son intérêt pour Keaton. Les cheveux orange, les yeux vairons, et l'équivoque pâleur de sa peau, composaient un être à la beauté surnaturelle, mais Bowie avait surtout la passion des hommes synthétiques : les mimes, les pantins, les mannequins, jusqu'aux homoncules siamois de la vidéo de Tony Oursler pour Where Are We Now (2013). Bowie se situe alors entre Keaton, dont les prouesses physiques rendent suspecte l'appartenance à l’espèce humaine, et Lon Chaney, phénomène de foire capable d'imiter toutes les difformités, jusqu'à se priver de bras et de jambes. 



La scène clé de L'Homme qui venait d'ailleurs de Nicolas Roeg (1976) est le moment où Thomas Newton détache ses cheveux, ses pupilles et ses oreilles, et même son pénis, devenant, par soustraction des organes, une ombre de chair. 



L'art dramatique de Bowie, presque japonais, relève de l'épure et de la stylisation. Homme ou monstre, il tend vers une simple forme. Dans la pièce Elephant Man en 1980, il tient le rốle de John Merrick sans le moindre maquillage et le plus souvent nu. C’est avec son corps et le déboitement de son squelette qu'il modèle l'homme-éléphant.



Voilà ce qu'a raté Todd Haynes dans Velvet Goldmine : il a transformé Bowie en jolie poupée glam, alors que son androgynie était squelettique et dérangeante. Comme dans la chanson de Burroughs pour The Black Rider de Bob Wilson, Bowie pourrait bien ôter sa peau et danser autour de ses os. Les Prédateurs de Tony Scott (1983) semble a priori fonctionner sur un procédé inverse puisque le maquillage de Dick Smith recouvre lourdement de latex le visage de Bowie. Le processus d'indifférenciation est pourtant identique. Lors de la scène du déclin de John Blaylock dans la salle d'attente de l'hôpital, les prothèses ne font pas apparaitre un être fantastique nais un vieil homme anonyme et font se perdre dans les plis du temps le visage de Bowie. Blaylock, qui avait profité de la jeunesse éternelle pour consommer à outrance les plaisirs, devient au lendemain de la fête un vieillard auquel plus personne ne prête attention.



La même année, Bowie participe à un autre film d’amour monstre, proche dans ses thèmes des prédateurs : la Féline de Paul Schrader. Putting out Fire clôt le film, le feulement de la panthère se mêlant à l’un des plus beaux hurlements de sa carrière.  



A parti de cette époque, l’utilisation d’un morceau de Bowie, souvent en générique, est rarement anodine. Elle prend même un statut de star à part entière, dont se souviendront David Fincher avec Heart’s Filthy Lessons dans Seven, David Lynch avec I’m Deranged dans Lost Highway ou Lars Von Trier avec Young Americans dans Dogville et Manderley.



À l'opposé du caractère flamboyant de la rock star, les meilleurs rôles de Bowie sont en définitive intimistes. Lorsqu'il personnifie Warhol dans Basquiat de Julian Schnabel (1996), c'est avec la fragilité d'un enfant solitaire. Lui et Basquiat sont des déracinés, L’un issu d'une famille hongroise et l'autre d'Haïti, chacun avec des cultes étranges et une mauvaise couleur de peau. Les deux personnages sont des miroirs ne reflétant que l'étrangeté fondamentale de l'outsider. Dans Furyo (1983), Oshima semble le placer pour la première fois dans un genre réaliste, le film de guerre, et lui donner un rôle solidement ancré à ses origines, celui d'un officier britannique. Pourtant, c'est encore pour le décentrer et en faire une figure presque mythique d'étranger: l'ange exterminateur d'un camp japonais de prisonniers. Son corps tend une fois de plus vers sa plus simple expression. Enterré jusqu'au cou dans le sable, on ne peut d'ailleurs plus vraiment parler de corps mais plutôt d'une tête coupée encore dotée de la vie. Le capitaine Yonoi, l'homme des rituels, peut alors l'adorer comme une relique et couper amoureusement une mèche de ses cheveux blonds. 



Oshima offre aussi à Bowie une occasion unique: s’inscrire dans une généalogie d'acteurs anglais dont il est peu ou prou le contemporain. Peter O’Toole dans Lawrence d'Arabie bien sûr, dont il récupère la blondeur, le teint halé et le regard magnétique, mais surtout les jeunes mods de Carnaby Streets. David Hemmings, la star de Blow Up (qui le dirigera dans le très mauvais Gigolo en 1979), et Terence Stamp, en veste de velours et chemise à jabot, déjà glam dans le Toby Dammit de Fellini. Le major Celliers de Furyo est une autre version de l'intrus de Théorème de Pasolini mais surtout du Billy Budd de Peter Ustinov d'après Herman Melville. Stamp y interprète un jeune marin rendant fou d'amour et de haine son capitaine qui finit par l'exécuter. Par un sidérant hasard objectif, c'est sa pendaison qui retient l'attention de Thomas Newton devant le mur d'écrans télé de L'Homme qui venait d'ailleurs. Roeg, maître de l'image-cristal, semble avoir capté ici un fragment du futur de l'acteur.



Cependant, réduire Bowie à un mannequin d'anatomie, même délirant, serait le priver d'une autre dimension, plus immatérielle. Dans Le Prestige de Christopher Nolan (2006), il incarne une de ses idoles: le génial Nikola Tesla, rival d'Edison et théoricien du courant alternatif, des ondes magnétiques et de l'électricité sans fil. Mais en le transformant en figure de cire, Nolan échoue où David Lynch avait réussi dans Twin Peaks: Fire Walk with Me (1992), le faisant apparaître dans une nuée furieuse d'électrons. Lynch a capturé quelque chose de la présence incertaine de l'acteur, qui semble toujours se tenir à la lisière de l'incarnation de ses rôles. Si on ne se contentait pas seulement de démonter la figura de Bowie mais si on enlevait tout, comme le couteau sans manche auquel manque la lame, que resterait-il? Une onde électrique, comme l'éclair qui traverse le visage d'Aladdin Sane. Lors de sa seconde incursion dans l'univers de Lynch, le corps de l'acteur aura bel et bien disparu, seule demeure sa voix chantant I'm Deranged sur le générique de Lost Highway (1997). Ce fragment d'un obsédant road-movie mental reste l'alliance idéale entre le cinéma et David Bowie. Comment l'ombre de Bowie ne pouvait-elle pas planer sur Lost Highway, L’histoire d'un condamné à la chaise électrique projeté par le choc dans un autre univers et un autre corps?




2. La vie sauvage adolescente




I| faut toujours rencontrer la «bonne personne» et la laisser entrer. Bowie fut celle-ci, qui nous transforma en adolescents dangereusement précoces. La principale créature que Bowie a façonnée, ce sont nous, ses fans, et cette vampirisation bénéfique apparaît dans le film de Pennebaker retraçant le dernier concert de Ziggy à l’Hammersmith Odéon de Londres. L’événement, la mort du personnage ce fameux 3 juillet 1973, en fait autant un live qu'un documentaire. Bowie, fondu dans les monochromes rouges, n'est souvent qu'une incandescence, mais surtout Pennebaker attrape dans le public de précieux instantanés d'adolescence révélés par les stroboscopes.




Exposant sans fard ce qu'elles nourrissaient dans le secret de leur chambre, les jeunes filles, en larmes ou en extase, 1nventent de bouleversantes chorégraphies. Si Todd Haynes, par péché de préciosité, rate le portrait de Bowie dans Velvet Goldmine, il réussit en revanche celui du fan interprété par Christian Bale. Pour l'adolescent coincé dans une Angleterre monochrome, acheter The Ballad of Maxwell Demon de Brian Slade et déplier sa pochette provocante devient un signe de rébellion. A la révolte hédoniste des mods et des rockeurs et à celle politique des hippies succède une quête de l'identité. Comme chez Haynes, la découverte de son homosexualité par l'adolescent de CRAZY de Jean-Marc Vallée (2005) passe par l'adulation de Bowie. Devant son miroir, en écoutant Space Oddity, il zèbre son visage d'un éclair rouge et bleu. Ce motif tout à la fois d'énergie et de rupture est devenu un symbole de l'affirmation adolescente.



Dans Le Succès à tout prix de Jerzy Skolimowski (1984), alors même que le punk était passé par là, c'est encore Bowie qui fait référence. Calquant son apparence sur celle d'Aladdin Sane, l'adolescent polonais émigré à Londres rompt avec son père et retourne dans son pays d'origine. 



Une des plus belles occurrences de l'éclair rouge et bleu se trouve dans The Runavays de Floria Sigismondi (2010), par ailleurs réalisatrice des clips de Little Wonder, Dead Man Walking et The Stars (Are Out Tonight). Ce biopic du célèbre groupe féminin des années 70 retrouve avec simplicité l'essence du glam. Lors d'un spectacle de fin d'année, Cherie Curie (Dakota Fanning), maquillée en Aladdin Sane, exécute une chorégraphie maladroite sur Lady Grinning Soul, se fait huer mais quitte la scène fièrement. Qu'est-ce que le glam sinon ce petit théâtre du romantisme adolescent, naïf et beau, ou seules des idoles pailletées sont dignes d'être chéries? 





L'angélisme de la rencontre avec Bowie possède son indispensable négatif. Dans Christiane F (1981), Uli Edel utilise en bande-son les morceaux de Low et Heroes. Christiane tombe en arrêt devant une affiche annonçant un concert de son idole. Curieusement, elle représente Aladdin Sane, personnage déjà ancien en 1980. Mais c’est comme un mauvais tour que l'on joue à des enfants: ils attendent le chatoyant Aladdin Sane mais c'est le Thin White Duke, le mauvais génie, qui entre en scène. Ses chansons cruelles disent qu’il est trop tard pour être fidèle et qu'il faut tirer des flèches dans les yeux des amoureux. Christiane se place devant la scène mais l'idole reste froide et inaccessible. En une sorte de conversion immédiate, le concert signe le passage de l'adolescente à la drogue dure. Tout est inversé et noirci: Christiane revend ses disques pour se payer sa dose, les chambres où l'on rêvasse deviennent des squats sordides et la peau scintillante de lady Stardust se mue en celle livide des « scary nonsters and super creeps» qui déambulent sous les néons verdâtres de la station Bahnhof Zoo. 


On ne clora cependant pas l'influence de Bowie sur le cinéma de la jeunesse avec l'image d'un père blafard berlinois. En France, c'est Leos Carax qui s'empare avec lyrisme des chansons de Bowie. Dans Boy Meets Girl (1983), il utilise When I Live My Dream, justement une chanson de jeunesse de Bowie, pour accompagner un vagabondage nocturne de Denis Lavant. Alex marche à l'intérieur de la chanson comme dans un rêve et observe les amoureux du Pont-Neuf qui s'embrassent et tournent sur eux-mêmes comme les poupées d'une boite à musique. La séquence s'achève sur Mireille Perrier qui joue des claquettes sur la même chanson, comme si le rêve d'amour de Lavant était parvenu jusqu'a elle. Dans Mauvais Sang (1986), Alex cherche au hasard des stations de radio la chanson «qui lui trotte dans la tête». « Écoutons et laissons-nous guider par nos sentiments », dit-il à Juliette. Modern Love, ou plutôt « L’amour moderne par David Bowie», l’emporte alors dans une course extatique. Carax ne reviendra pas aussi directement à la musique de Bowie (on se souvient à peine de l'emploi de Time Will Crawl dans Les Amants du Pont-Neuf), mais dans Holy Motors (2012) M. Oscar, l'homme sans visage, est animé par la même passion de la métamorphose.



La révolte de la jeunesse passe alors chez un autre cinéaste de la même génération. Lars von Trier utilise Young Americans pour chacun des génériques finaux de Dogville (2003) et Manderlay (2005). Le premier film feuillette des photos de la grande dépression prenant principalement les hommes blancs comme sujet, le second couvre les années 60 et les revendications des Noirs américains. Un axe Bowie/von Trier n’est pas impossible tant il s’agit d’artistes très conscients de leur statut et de la construction d’une œuvre. Tous les deux sont obsédés par les concepts et la création de cycles : la trilogie Berlinoise pour Bowie et la trilogie Europa pour Von Trier. Tous deux s’imposent des dogmes et contraintes, qu’ils épuisent en quelques opus, avant de passer à autre chose avec une même forme d’impatience. De façon pas si anecdotique, chacun a créé le scandale avec des déclarations provocantes sur le fascisme, cachant surtout une inquiétude sur la résurgence des idéologies totalitaires. Bowie aurait pu seulement exprimer le côté sexy et hédoniste du funk de l’époque, mais Young Americans avec ses références à la marche sur Washington,  exprime très clairement de quel côté de l’Amérique il se place : celui des ghettos et des mouvements pour l’égalité. Les titres parlent d’eux même (Win, Fascination, Fame), l’ambition de Bowie est de réaliser un album concept sur l’Amérique et ses fictions hypnotisantes mais mensongères.  De la même façon, avec Manderley et Dogville, premières parties d’une trilogie intitulée USA - Land of opportunity, von Trier épure ses images pour ne laisser visible que les structures de domination sociales et raciales. 


3. Curiosités spatiales

En 1967, David Jones emprunta son nom à James Bowie, inventeur d'un couteau de combat qui trouva la mort à Alamo aux côtés de Davy Crockett. Il est probable que Bowie ait découvert le personnage dans le film de John Wayne, où il était interprété par Richard Widmark. C'est pourtant un autre film qui allait lui apporter son premier vrai succès, 2001: L’Odyssée de l'espace, à l'origine de Space Oddity. 



Une fois encore, c'est le hasard objectif qui guide le chanteur. Si, pour créer Major Tom il se base sur le cosmonaute incarné par Keir Dullea, celui-ci répondait au nom troublant de... Dave Bowman. Le destin cosmique de David Bowie était scellé, Space Oddity devenant même la chanson officielle de l'alunissage d'Apollo 11 sur la BBC. Alors que son rival Marc Bolan dressait un univers enchanté de licornes et d'elfes, Bowie s'inscrivait dans l'imagerie Space Age. Intelligemment, il n'en donna pas une version trop sérieuse, puisant dans la SF expérimentale de Burroughs et dans les bandes dessinées underground. A la même époque, le monde de la science-fiction anglaise connaissait une révolution avec la reprise du magazine New Worlds par Michael Moorcock qui en fit un exceptionnel territoire d'expérimentation, publiant les premiers textes de Ballard, Spinrad et les nouvelles de Philip K. Dick.


C'est dans cette lignée que se situe L'Homne qui venait d'ailleurs, dont le montage psychédélique, brassant les temporalités et les espaces, rappelle les cut-ups de Burroughs. Intimiste et anti spectaculaire, Roeg montre le futur comme une ruine du présent avec ces immenses globes abritant des laboratoires abandonnés. On retrouvera les images glacées du film sur les pochettes de Station to Station et Low. L'influence de Bowie sur le cinéma de science-fiction est d'abord anecdotique. On ne compte plus les films de science-fiction reprenant Space Oddity, Life on Mars ? ou, comme le récent Seul sur Mars de Ridley Scott, Starman. Plus largement ce Bowie de l'espace est le plus cité dans les bandes originales. Mais sa vraie descendance est plus souterraine. La musique électronique de Vangelis pour Blade Runner de Ridley Scott (1982) pourrait passer pour un quatrième album berlinois. Le mélange de froideur new wave et de romantisme des réplicants n'aurait pas dépareillé dans Low ou Heroes.




On pourrait bien sûr rapprocher la SF glam et pansexuelle des sœurs  Wachowski tel Jupiter : le destin de l'univers des flamboyants Zigy Stardust et Diamond Dogs, pourtant l’influence de Bowie se fait plus lisible dans des œuvres épurées et énigmatiques. Dans le cas de Moon (2009), la filiation est à prendre  au premier degré puisque Duncan Jones est le fils du chanteur. S’inspirant de l'esthétique de 2001 mais aussi de séries anglaises des années 70 comme Cosmos 1999, Moon raconte comment l'employé d'une société d'extraction d'hélium, effectuant une mission en solitaire sur la Lune se croit le jouet d'hallucinations en découvrant des clones à son image. La solitude de l'homme des étoiles, jouet des intérêts financiers, est ici bien différente de l'idéalisme de Major Tom.


L’homme qui vient d'ailleurs c'est encore et toujours l'être humain, étranger à lui-même. Autre figure de la solitude spatiale, l’extraterrestre interprétée par Scarlett Johansson dans Under the Skin de Jonathan Glazer (2013). Comme Thomas Newton, elle n'est humaine qu’en apparence : sa peau n'est qu'une combinaison recouvrant une créature impénétrable, noire et longiligne. Aussi poignante que la scène où Newton montre à sa femme sa véritable apparence, est celle où Laura regarde son visage humain décollé, symbole de son échec à rejoindre l'humanité.



Il appartient cependant à David Bowie lui-même de conclure le cycle de science-fiction commencé avec Space Oddity. Dans Ashes to Ashes, il nous avait révélé que Major Tom n'était qu'un junkie et son grand voyage sans doute une overdose. Il replace le personnage dans un contexte spatial dans le clip de Blackstar (Johan Renck, 2015) mais ne se révèle guère plus optimiste: si le major a bien dépassé la nouvelle frontière, c'est pour aller mourir seul sur une planète lointaine. D'un scaphandre échoué sur des roches noires, une femme extrait un crâne serti de pierres précieuses, dernier vestige du glam dont le major fut l'un des héros. 




4. Dernière station avant l’infini



Les clips de David Bowie se signalent d’abord par leur sobriété. Dans Life on Mars (Mick Rock 1977), le visage du chanteur est surexposé et sur le fond blanc qui tient lieu de seul décor ne flottent que le fard, la bouche et les paupières gouachées.  Sans doute, Bowie a-t-il voulu reproduire la solarisation des sérigraphies de Warhol. 

Un même dispositif est à l’œuvre dans Be my Wife (Stanley Dorfman 1977) alors que pour Heroes (Stanley Dorfman 1977) le fond blanc est remplacé par les ténèbres et un brouillard laiteux. Dans Ashes to Ashes (David Mallet 1980) c’est une mer électromagnétique, typique de l’art-vidéo de l’époque, qui entoure les personnages. Avant qu’il ne cède aux « effets cinéma » des clips des années 80, la représentation du chanteur s’articulait sur deux pôles : l’exposition du chanteur et, dans le même mouvement, son gommage. Il n’y a pas grand-chose à retenir de la période qui s’étend de Let’s Dance à Black Tie White Noise, le manque d’inspiration de Bowie s’accompagnant d’un univers visuel assez pauvre. 1. Outside lui permet au moins de se mettre au goût du jour grâce aux clips de Floria Sigismondi. Dans The Heart’s Filthy Lessons (1995), il devient un démiurge fou, créateur de poupées de cauchemars, dans un monde inspiré des frères Quay, de Joel Peter Witkins et bien entendu de David Lynch. Cette esthétique se poursuit dans Black Star et Lazarus (Johan Renck 2015) ou apparait sa dernière incarnation : l’épouvantail aux yeux en boutons, à la fois prêtre d’une secte millénariste et un vieillard aveugle, exténué sur un lit d’hôpital. 

Si Lazarus est forcément émouvant, l’un des plus beaux clips  de Bowie est Thursday Child (Walter Stern 1999) tiré de l’album Hours. Il commence par le chantonnement d'un homme face à son miroir et par une terrible expression d'amertume. Il chantonne pour lui-même, presque malgré lui, comme pour appeler un être intérieur. Déjà le souvenir est au travail. La chanson qui sort d'un transistor glisse parfois sur les lèvres de l'homme mais ne s’incarne jamais vraiment. Le bruit de l'eau qui coule dans le lavabo et une toux viennent même la recouvrir. Ces petits sons du réel valent comme une condamnation : l'envol de la musique est refusé à Bowie, rivé impitoyablement à son présent à son corps et un certain naturalisme. A ses côtés, une femme faisant elle-aussi sa toilette. Elle semble lointaine, comme si deux fantômes habitaient sans se voir l’appartement. Que réfléchit le miroir ? Un masque bien sûr, mais ce n’est pas celui clown ou d’un extraterrestre mais celui de l’âge, de cette vieillesse dont il observe la progression. Ce n’est soudain plus un miroir mais une vitre derrière laquelle l’observent deux inconnus : un jeune homme vêtu de noir et une jeune fille à l’énigmatique sourire. Ces vampires, ces inquiétants étrangers ce sont eux-mêmes : l’homme et la femme, alors dans leur jeunesse. Un travelling circulaire transporte l'homme de l’autre côté et le dépose à côté de la jeune fille. Il se penche vers elle et lui donne un baiser. L'impossible baiser à travers le temps.






Une version plus courte de ce texte était parue en février 2016 dans le n° 719 des Cahiers du cinéma en hommage à David Bowie.





Maléfices de l'été japonais

$
0
0

 


En été pendant O-bon, la fête des morts, on invite les esprits des ancêtres dans les maisons pour apaiser leur tristesse, et parfois leur colère, de ne plus être vivants. C’est aussi la saison des films d’épouvante où Sadako revient hanter les rêves des adolescents. Pendant cette Toussaint caniculaire, cet Halloween suffoquant et gorgé d’humidité, le Japon semble « hiberner » prenant à rebours nos usages occidentaux. L’hibernation estivale possède aussi un son particulier, hypnotisant qui a lui-seul provoque la somnolence : le chant des cigales, grésillement qui ne connait aucun répit et permet à coup sûr de deviner si un film se déroule en été. On retrouve sur le sol leurs enveloppes transparentes qui se brisent entre nos doigts. Chez Takeshi Kitano même les yakuzas, d’ordinaire plein d’une vigueur maléfique, sont « ensuqués », plongent dans le spleen et désertent leurs territoires. Seuls les amants des films pinks comme ceux de La Femme aux cheveux rouges (1979) de Tatsumi Kumashiro, bien que liquéfiés, semblent redoubler d’ardeur, se nourrissant de leur propre sueur comme des vampires. Mais ils sont aussi l’exutoire d’un public de salarymen en costards, qui au prix d’on ne sait quelle discipline restent secs en toutes circonstances. 

Au Japon pendant cette saison, on dort partout, dans le métro, les parcs ou les cafés, transgressant la règle que le sommeil serait un moment privé. La plus étrange des créatures de l’été japonais est aussi la plus familière : l’adolescente qui entretient avec la saison un rapport intime. Les lycéennes immobiles comme des plantes vertes, semblent dormir debout et attendre surtout que leur jeunesse passe. Pourtant leurs rêves, comme ceux des passagers endormis des trains dans Sans soleil (1982) de Chris Marker, tourné en été, sont remplis de fantômes effrayants et de fantasmes déchaînés. Et comme lorsque la bulle de chaleur éclate et que tombe une pluie libératrice, ces yurei et bakemono, sont soudain libérés. 

Dans Typhoon Club (1985), Shinji Somaï regarde l’adolescence comme une série de phénomènes climatiques. Pour la bande de lycéens bloqués dans leur école par un ouragan, c’est d’abord une poussée de chaleur, étouffante et sensuelle, qui exacerbe des pulsions troubles et parfois violentes, et une libération lorsque l’orage éclate. Les lycéens se regroupent dans la cour de l’école, au cœur même de l’œil du cyclone et, lorsque le déluge s’abat sur eux, ils se déshabillent et exécutent une chorégraphie sauvage. Si les garçons sont encore un peu gauches et se roulent dans la boue, les filles, victorieuses, renvoient à ces chamanes et prêtresses shinto dialoguant avec les éléments. 

Sans doute est-ce la raison pour laquelle les récits initiatiques associent toujours la féminité aux éléments naturels, alors que les garçons s’inscrivent dans une autre histoire plus tourmentée et suicidaire. La pluie ne fait pas qu’apaiser des désirs en surchauffe, ou annuler le contrôle de la jeunesse par l’école et l’uniforme, elle replonge le Japon dans ses racines sacrées. Bien différent de son équivalent américain, plutôt masculin et relatant l’expérience matérielle du monde, ces récits de coming of age japonais décrivent un voyage intérieur à la rencontre d’un moi magique.


12 juillet : Obayashi et les jeunes filles magiques

$
0
0

 


Juin avait été le mois de La Fleur pâle de Shinoda, et juillet a vu le retour pour moi de "la folie Obayashi" avec cet évènement qu’est la sortie de House dans les salles françaises avec la magnifique copie restaurée de Potemkine. Il aura fallu donc 45 ans pour qu’on découvre ce film génial, et ce n’est pas tout puisque sortira en bluray chez Spetrum (voir ici) à la rentrée The Aimed school et surtout The Girl who leapt through time que j’aime autant que House. 



C’est amusant de lire qu’il s’agit d’un cinéma de niche alors que ces films ont été dans leur pays d’énormes succès, sont régulièrement diffusés à la télévision et ont influencé des cinéastes comme Mokoto Shinkai et Mamoru Hosoda. Autant dire que Your name est un film de niche. J’étais évidemment très heureux de participer à cette connaissance du cinéma d’Obayashi avec une présentation devant une salle comble au Reflet le 26 juin. Suivra un article pour le numéro spécial Maisons Hantées de Mad Movies, et des bonus pour les futurs éditions bluray. 






Je me suis donc immergé à nouveau dans les films d’Obayashi, en me souvenant de cette rencontre en 2017 (voir ici) avec ce vieux monsieur, très émouvant. 



Il était affaibli, malade et frêle, mais il bouillait encore de l’énergie d’un jeune cinéaste. Atteint d’un cancer au stade terminal, alors qu’on ne lui donnait plus que trois mois à vivre, il était parvenu à achever le magnifique Hanagatami. On ne se doutait pas qu’il terminerait un autre film, Labyrinth of Cinema en 2019, où il nous lègue une dernière réflexion sur sa figure favorite, la jeune fille, et dévoile que celle-ci n’est autre que le cinéma lui-même.




Ce qui m’a marqué en revoyant The Girl who Leapt Through Time, est l’intimité absolue du film avec le personnage de Kazuko, comme si dès son évanouissement dans la salle de chimie, on entrait dans son monde intérieur : tout est un peu estompé comme noyé dans une légère brume, la voix de Tomoyo Harada, possède une texture étrange comme dans un monologue intérieur, et tout semble un peu ralenti. 

 

Sans parler bien sûr du voyage à travers le temps, pour retrouver le souvenir d’enfance, avec la technique de pixilation qui à la fois ralenti et accélère le temps.



The Aimed School commence comme le voyage final de 2001 l’odyssée de l’espace avec la traversée d’espaces abstraits et colorés, mais au lieu d’aller « vers Jupiter et au-delà », le film se dirige vers un lycée et Yuka, une adolescente.




Le monde intérieur d’une jeune fille est le plus troublant des mondes : une mystérieuse terre étrangère où le temps et l’espace obéissent à d’autres règles. 



Bien sûr, quoi de plus agréable de travailler sur ces films, en écoutant la pop délicieuse de Tomoyo Harada ? 


Mais aussi cette reprise de T’en vas pas d’Elsa (car en effet Elsa et Vanessa Paradis étaient l’équivalent français des « Idolu » japonaises). Dans la version japonaise, c’est à son petit ami que Tomoyo demande de ne pas partir et non à son père.

Un bonheur n’arrivant jamais seul, Potemkine éditera deux classiques du film d’horreur japonais signés Kaneto Shindo. J’ai enregistré des modules pour Onibaba, sur le démoniaque personnage d’Hannya qui terrorise les amants, et pour Kuroneko, sur le bakeneko ou chat-démon. 



Les fantômes japonais me laisseront-ils un jour en paix ? 




23 juillet : Strane giornate a Roma

$
0
0


L'encre dans la peau



Le catalogue de l’exposition « Tatouages du monde flottant », au musée départemental des arts asiatiques à Nice est sorti. J’y ai écrit un texte sur (évidemment) les tatouages dans les films de yakuzas. J’y étudie pourquoi le tatouage n’apparaît pas dans les films de « gurentai » des années 50, et en quoi son apparition change radicalement la nature du genre. J’aurais l’occasion d’y revenir dans un prochain épisode des « saisons des yakuzas ». 



Cette fascinante exposition, qui se tient du 1er juillet au 3 décembre, retrace 300 ans de figures tatouées. 



Et si je devais choisir un tatouage, lequel serait-ce ? Peut-être Inari le dieu renard car le premier nom de ma famille, il y a quelques siècles était "Goupil".
 

Sur l’étagère de Rina Yoshioka


La nouvelle livraison de Tempura (été 2023) s'intéresse au « Vintage ». J’ai consacré un article à Rina Yoshioka, mon artiste japonaise contemporaine préférée. Rina nous fait visiter son atelier, et les objets et images qui l’inspirent. Ce n’est pas seulement le chrame « rétro » qu'elle retient dans les magazines érotiques des années 60 et 70, mais très concrètement comment représenter les corps des femmes vivant en ce temps-là. C’est donc de la dimension documentaire et sociologique de sa peinture dont j’ai discuté avec Rina.


Une des dernières œuvres de Rina : cette femme en rouge dans un quartier de bars, veillée bien sûr par un chat débonnaire.




Nella Città dell'Inferno



Je vais passer quelques jours à Rome, devenue le temps de la canicule (entre 37° et 43°), la città dell'inferno. Je me réfugie dans la fraicheur de ses musées, pour assouvir une de mes passions : la statuaire gréco-romaine. J’aime particulièrement les bustes d’hommes politiques, de guerriers ou de simples notables, car derrière chacun se trouve un homme qui a vécu il y a plusieurs milliers d’années de cela. Comment ne pas penser qu’ils nous regardent à travers les siècles et jugent sévèrement notre époque ? 



A Rome, je ne m’intéresse pas spécialement au Japon, mais plutôt aux fumetti, les petits formats des aventures de Diabolik ce Fantômas italien baroque et glamour, ou de Dylan Dog, le romantique détective de l’occulte dont la France a toujours raté la publication. Bien sûr, je rends hommage à Valentina, la  belle milanaise dont j’achète rituellement un album à chaque voyage.



Pourtant dans la librairie de la gare de Roma Termini, je ne peux m’empêcher de photographier les mangas qui s’étalent par centaines, me rappelant que l’Italie a été bien en avance sur la France dans ce domaine. 



Il n’y a qu’à voir les éditions des chefs-d’œuvre de Ryoko Ikeda qui s’étalent sur plusieurs rayonnages alors que chez nous on ne trouve que La Rose de Versailles et Très cher frère, ce dernier épuisé depuis des années.









Crimes et pastèques

Quoi de plus agréable que de regarder en été un de ces films de « mystery » des années 70, que l’on pourrait aussi appeler « film de village maudit » ou « giallo campagnard japonais ». Bannai Tarao - The Tragedy in the Devil-Mask Village (1978) de Kazuhiko Yamaguchi, est une production Toei essayant de profiter du succès des adaptations des romans de Seishi Yokomizo. Akira Kobayashi interprète Bannai Tarao, un détective (en apparence) cacochyme, as du grimage (dont la plupart ne tromperaient pas un enfant de cinq ans), enquêtant sur des meurtres d’héritières dans la campagne reculée. Lorsqu’il se déguise en chauffeur de taxi borgne, il ne peut s’empêcher de mettre dans son autoradio une cassette… d’Akira Kobayashi. 


Kazuhiko Yamaguchi est le réalisateur de la géniale série Delinquent Girl Boss avec Reiko Oshida, et de plusieurs films de karaté avec Sonny Chiba. Il se montre particulièrement inspiré dans ce whodunit, dont les décors de studio et les crépuscules flamboyants ne dépareraient pas chez Nobuhiko Obayashi.


Un même rouge-sang teinte les pastèques, les kimonos des poupées diaboliques, et les masques des démons.

Les meurtres sont orchestrés avec une maestria toute italienne, en particulier celle d’une jeune fille amatrice d’automate, dont la pendaison "suspiriesque" fait appel à tout un système de cordes et de poulies, telle une de ces « mécaniques fatales » chères à Kiyoshi Kurosawa.



La signature du tueur est un masque de la démone Hannya, bien connue des amoureux d'Onibaba.



The Tragedy in the Devil-Mask Village bénéficie également d’un superbe générique « démoniaque » faisant intervenir une troupe butô, probablement celle de Tatsumi Hijikata. 







****************************************************
Photo d'ouverture de Shorato Akemiya






L’été cruel des yakuzas 3 : Le sens de la mort

$
0
0




13 juin 

A True Story of the Private Ginza Police / Jitsuroku: Shisetsu Ginza keisatsu (1973) de Jun’ya Satô


Je ne m’attendais pas à ce que Jun’ya Satô (Super Express 109) ait signé le film de yakuza le plus violent et désespéré de ma longue série de visionnages. Était-ce possible de dépasser même le maître Fukasaku ? Bien sûr d’autres s’y étaient risqués, comme Sadao Nakajima et son Okinawa Yakuza War (voir ici) avec ses yakuzas enragés en chemise hawaïennes, mais ils ne faisaient que s’inscrire dans le filon du Jitsuroku de Fukasaku. A True Story of the Private Ginza Police (1973) est un film ayant sa propre identité et ne ressemblant à aucun autre. Il s’agit encore d’une histoire de soldats revenant de la guerre, et trouvant dans le crime la seule façon de se réinsérer. 



Lorsque Tsunehiko Watase rentre chez lui et découvre que son épouse est devenue une prostituée, mère d’un bébé métisse noir, fou furieux, il noie femme et enfant dans les eaux sombres coulant sous sa barraque. Cette rivière maléfique, il n’en sortira jamais et deviendra un junky, véritable mort-vivant aux vêtements en loques, accomplissant les meurtres les plus violents pour avoir sa dose. Tsunehiko Watase habitué des rôles de yakuza plutôt sympathique et charmeur chez Fukasaku ou dans Wandering Ginza Butterfly est ici méconnaissable allant plus loin que ses confrères, même le Tetsuya Watari du Cimetière de la morale, dans la folie et la négation de soi.



Noburo Ando incarne quant à lui le yakuza classique, voulant faire de Ginza son territoire. A travers lui c’est le Tokyo de l’après-guerre qui va passer d’une ville sombre de marchés noirs, de prostituées et de barraques de tôles à une cité moderne, gouvernés par de respectables organisations criminelles. 



Il organise le mariage d’un de ses hommes de main mais le tueur fou débarque pour un ultime carnage. Il abat Ando, mettant un point final à ses rêves de pouvoir, comme un passé hideux qui ne voudrait pas disparaître. L’autre figure inoubliable est Tatsuo Umemiya, qui au contraire de Noburo Ando, ne cherche pas à construire quoique ce soit, un clan ou s’intégrer à une société. Pour ce mac élégant, seul compte l’argent et le moment présent. 



C’est lui qui orchestre une des scènes les plus dingues et géniales du yakuza-eiga : l’orgie des malfrats dans une maison close, tourbillon d’argent et de sexe, de surimpression mêlant les corps, de visages en pleine jouissance. Au même moment, le frère maudit, rampe dans les toilettes et crève d’une overdose. Toute l’énergie qui anime ces bêtes humaines est dépensée dans une grande flambée nihiliste.







20 juin

A-hômansu (1986) de Yûsaku Matsuda



Ce film m’a été envoyé par Mohamed Bouaouina, grand fan de Yûsaku Matsuda. A-hômansu (titre que je n’arrive pas à traduire vraiment sinon par « la romance d’un idiot ») est l’unique réalisation de l’acteur culte, et c’est un drôle d’objet. Matsuda interprète un motard sans abri, amnésique, dormant dans des parcs. 




Il semble dénué de peur et insensible à la douleur. Il va nouer une amitié avec un petit yakuza (Ryo Ishibashi d’Audition dans un de ses premiers rôles) défendant son territoire contre des trafiquants de drogues. Le film paraît d’abord l’équivalent années 80 des « mood action » des années 50/60. Ces films, souvent interprétés par Yujiro Ishihara, privilégiant l’atmosphère des boîtes de jazz, des villes nocturnes sous la pluie, et des ports dans la brume. 



Ici c’est le Shinjuku des années 80 comme une cathédrale de néons, des restaurants dans les ténèbres, avec comme seule note de clarté la boutique de la fleuriste dont est amoureux Ryo Ishibashi. 



A-hômansu se présente d’abord comme un film romantique et insolite. Jusqu’à ce que l’on découvre la véritable nature de Yûsaku Matsuda : un cyborg.



Le film bascule alors dans un style expérimental proche de Tsukamoto, Sogo Ishii et Takashi Miike. Par exemple cette série de travelings à toute allure, dans les ruelles d’un quartier de bar, à la poursuite d’un tueur qui meurt en stroboscope surexposé. Il s’agit d’une adaptation d’un manga en un volume de Garon Tsuchiy, connu aussi sous le surnom pittoresque de Caribu Marley, dessiné par Akio Tanaka. 





On pourrait croire que ce mélange de film noir romantique et de Terminator vient de l’œuvre originale, pourtant chez Tsuchiy et Tanaka, le mystérieux étranger Daisuke n’est pas un robot mais un architecte initié par des indiens du Mexique, dans la tradition de Carlos Castaneda. Engagé par le patron d’un club érotique « no panties », le sans-abris amnésique, se retrouve au cœur d’un conflit entre yakuzas.  On considère cette histoire de mémoire effacée et de recherche de soi comme une ébauche d’Old Boy, le manga le plus connu de Garon Tsuchiy. Cette première et seule réalisation de Matsuda, qui après la défection de Koike Yonosuke (Detective Story) a terminé le film en 17 jours, reste un mystère. 




21 juin

The Rapacious jailbreaker / Datsugoku Hiroshima satsujinshû (1974) de Sadao Nakajima



Classique film de « yakuza en prison » (ici celle d’Hiroshima), où Hiroki Matsukata joue une brute épaisse incontrôlable, condamnée à 20 ans, et multipliant les évasions. Lors de sa première évasion, il passe par les toilettes de la prison et en ressort couvert de sang et de merde. Ce qui donne un aperçu du caractère jusqu’au-boutiste du personnage. 



Il se fait par ailleurs arrêter à la sortie d’un cinéma  passant un film de gangster. Sa peine s’allonge, jusqu’à se muer quasiment en prison à vie le rendant encore plus enragé à s’évader. On pourrait même dire que la prison et les évasions font partie du cycle naturel du personnage, tant il ne fait rien pour passer inaperçu. 


Ayant monté avec sa sœur un commerce illégal de viande, il fait par exemple du raffut dans une maison close, ce qui le fait retourner bêtement derrière les barreaux. Le film, par le côté outrancier du personnage, possède une dimension comique comme la scène où Matsukata se dissimule dans une armure de samouraï pour échapper à la police à ses trousses. Tatsuo Umemiya obligeant le directeur de la prison à se déshabiller en échange de la libération d’un otage.



Ou encore cette fin où après une nouvelle évasion, Matsukata marche sur une voie ferrée en croquant dans un énorme navet, image de ces forcenés, aussi drôles que terrifiants, que seule la mort peut arrêter. A noter une évocation franche de l’homosexualité en prison, thématique finalement assez rare.




Matatabi (1973) de Kon Ichikawa




Comme on l’a vu souvent, les ancêtres des yakuzas sont les matatabi, vagabonds qui au XIXe siècle parcouraient la campagne, de tripots en tripots, et offraient leurs services à des seigneurs ou des chefs de gangs. Le statut de matatabi est même un passage obligé pour les jeunes yakuzas, leur permettant d’acquérir de l’expérience et connaître différents chefs de clans.  



Le film d’Ichikawa ne présente pas une société criminelle aussi structurée. Traditionnellement, ses trois personnages du film d’Ichikawa sont coiffés de chapeaux de bambous tressés dissimulant le visage et portent une cape. Ce sont trois jeunes  garçons affamés cherchant avant tout à se nourrir, et acceptant n’importe quelle besogne pour un bol de riz. 



Tourné avec un petit budget, ce film indépendant est un récit sans emphase ni glorification des yakuzas, au combats secs et réalistes. L’un deux pour ce qu’il croit être une dette d’honneur assassinera son propre père et deviendra un maudit, un autre vendra la jeune fille qu’il aime et mourra bêtement en tombant dans un ravin. Ses personnages, un peu bêtes et manipulés, par leurs supérieurs, sont les ancêtres des chinpira des films de yakuzas contemporains. 




30 juillet

La plaie de la balle /  Bullet Wound /  Dankon (1969) de Shirô Moritani



Les films de « hitman » interprétés par Yuzo Kayama pour la Toho sont un pan méconnu du film criminel japonais. On pense d’abord devant La Plaie de la balle à une version nippone de James Bond, le personnage travaillant pour les services secrets, et bien sûr à Golgo 13 et au tireur d’élite Duke Togo. Le design purement Toho, avec ses lignes claires élégantes, son côté acier froid, ses expérimentations modernistes, ouvrent une voie assez inédite, créant un monde de relations internationales encore plus inhumain que celui de James Bond ou Le Carré. Nous sommes peut-être encore davantage dans l’univers à la fois abstrait et struturel d'Antonioni. 



Takimura est un tireur d’élite à la double nationalité  car né aux USA de parents japonais envoyés en camps pendant la seconde guerre mondiale. Il se retrouve au centre d’une collaboration entre les services secrets japonais et américains pour faire échouer une transaction entre la Chine et un marchand d’armes superpuissant du nom de Tony Rose, un nihiliste vendant aussi bien aux blocs de l’est que de l’ouest, et ayant le pouvoir de déclencher la 3e guerre mondiale. 



Un super méchant à la James Bond donc. Lorsque Takimura demande s’il ne serait pas plus simple de le supprimer, on lui répond que les USA et le Japon ont déjà fait appel à lui, et que cela entraînerait la vengeance d’un autre personnage, qui n’est pas nommé mais serait encore plus puissant. 

Il s’agit donc encore une fois, comme dans un jidai-geki, de l’alliance entre deux clans autrefois ennemis, au milieu duquel se trouve un héros déchiré, comme ceux incarnés par Raizo Ichikawa. Il ne manque pas un duel entre tueurs (l’autre étant le génial Kei Sato), filmé dans un immense terrain vague, comme celui de deux rônins chez Kurosawa ou Kobayashi, avec un certain sens de l’absurde rappelant le final de A colt is my passport Takashi Nomura (voir ici). 



La traque de Tony Rose passe au second plan, le véritable sujet étant le hitman lui-même. La double nationalité conflictuelle de Takimura, et son expérience du racisme aux USA, fait écho aux troubles politiques du Japon en 1969 : les manifestations étudiantes contre l’ANPO, le pacte américano-nippon, dont l’apparition est surprenante à l’intérieur d’un film s’annonçant comme un divertissement plus lisse. Sans réelle identité, taiseux, et appartenant bien plus à la mort qu’à la vie, Takimura se retrouve lié à une jeune femme n’appartenant pas à son monde. 


Au début du film, échappant à un assassinat, la balle perdue vient blesser à la cuisse une jeune fille (Kiwako Taichi, la jeune femme-chat de Kuroneko de Kaneto Shindo). C’est une sculptrice dont le projet est de s’exiler dans une terre désertique de la cordillère des Andes, là où se trouve les plus belles pierres à sculpter. 



Avec elle, Takimura va lui aussi rêver de s’évader de l’archipel et faire table rase de ses identités. La plaie de la balle forme un diptyque de « films de hitman existentiels » avec Death Above sun Below de Hiromichi Horikawa (voir ici), également écrit par Hideichi Nagahara. On lui doit de très poétiques dialogues entre Takimura et Saori. 

« J’ai vu les yeux de quelques morts. Ils sont tous les mêmes, ils cherchent quelque chose. Je suppose qu’ils cherchent le sens de la mort. »



Journal du mois d’aout à Tokyo 1

$
0
0

 Balades dans les librairies et douces retrouvailles

A la fin du mois d’aout, je profite de mon séjour à Busan pour passer quelques jours à Tokyo qui n’est qu’à deux heures de vol. Je retrouve mon refuge sur les collines de Kabukichô, perdu au milieu des Love Hotels (ce qu’il était peut-être jadis). J’hérite d’une nouvelle chambre, toujours un peu vétuste mais spacieuse avec une fantastique salle de bain. Comme de coutume, une fois la chambre réservée, aucune n’est disponible pendant des mois. Je ne comprends pas cette étrange loterie où je gagne à tous les coups.  Je pense que Kabukichô désire ma venue, mais peut-être est-ce un piège. Autour de l’hôtel, je remarque les allées et venues de travestis d’un certain âge. 



Ils me rappellent la « société secrète des travestis » du début des années 60, une des premières communautés transgenres japonaises. Je repense aussi à la fascinante nouvelle Le Secret de Tanizaki et son narrateur déambulant la nuit dans Asakusa déguisé en femme et vivant le frisson d’une existence clandestine, presque criminelle :  « Mon maquillage blanc dissimulait totalement sous son épaisseur onctueuse mon identité masculine. » Je revois aussi ce travesti grand et maigre, qui, il y a quatre ou cinq ans, sillonnait les ruelles du Golden Gai comme un oiseau de proie, et avait voulu m’entraîner dans un club louche. Ce que j’aime aussi à Tokyo et particulièrement à Shinjuku est cette théâtralité qui la nuit et le saké aidant peut faire perdre la tête. Cette pièce étrange où défilent des travestis, des hôtesses de bar et des yakuzas, on peut en rester le spectateur, mais si l’on décide d’y entrer ce n’est jamais sans conséquences. 



C’est désormais un rituel : dès mes valises posées, je file dévorer des yakitoris dans un petit restaurant de Sanchome. J’adore manger sur le comptoir en bois usé, regarder s’activer la cuisinière (une mémère comme dans tous les meilleurs restos), et défiler les assiettes de brochettes. 





Bien sûr, les yakitori sont aussi une façon de retarder ma visite au Golden gai. Je ne sais plus combien de photos j’ai accumulé au fil des années mais le quartier reste pour moi le lieu le plus énigmatique et cinématographique du monde. Ne serait-ce que pour ces formes derrières les rideaux transparents ou ces visages attrapés à la dérobée, encadrés par les fenêtres. 








Ne vous fiez pas au plan affiché à l’entrée du Golden Gai : le quartier est en réalité une spirale dont on n'atteint jamais le centre. 

Je retrouve Mami-chan dans son bar, le Buster. 

- Pourquoi êtes-vous à Tokyo cette fois-ci. 

- Mais pour vous voir, mama. 

- Oh vous plaisantez, Stéphane, répond-elle avec son joli sourire.




Voilà dix ans qu’on se connait, et je me vois bien devenir un petit vieux à la Ozu et boire mon saké dans son bar pendant encore 40 ans. Le rock'n roll qu’elle vénère comme une religion n’est peut-être pas très traditionnel mais est entre nous un excellent sujet de conversation. Cette année, monopolisant son ipad, je me suis transformé en D-jay enchaînant Bowie, Alice Cooper et les Cramps. J’ai aussi fait la connaissance de Masafumi Yamada, réalisateur passionné de J-horror dont le dernier film Auto-stop, retrace les péripéties de deux jeunes filles sur des routes de campagne hantées. 




Le pouvoir d’une mama-san est de créer des liens entre ses clients, et Mami-chan, avec sa gentillesse naturelle, y parvient admirablement. C’est elle qui m’a accompagné un soir au Uramado, ce bar obscur, dédié à la chanteuse de blues Asakawa Maki, et qui affiche sur sa porte « club privé » pour faire fuir les bruyants touristes américains. 

Presque en face du Bar Buster : Darling tenu par Yuya, musicien et comédien. Ici un culte est rendu à la rockstar Kenji « Julie » Sawada, que Yuya « personnifie » parfois sur scène. 




C’est un bar aimé des cinéastes et acteurs indépendants, où le saké est particulièrement bon. J’ai toujours pensé que l’élégant Yuya, avec son sourire de sage un peu félin, était le maire secret de Golden gai. 

L’autre bar du Golden Gai où je me rends à chaque voyage est Ace, tenu par Tsuyochi qui vient de fêtera ses 20 ans de « papa-san ». Intimidé par le Golden Gai, ce lieu mythique dont j’avais peur d’être rejeté, Ace est le premier bar où je me suis rendu il y a quinze ans. La pancarte sur la porte, qui n’a jamais était changée, disait « If you need something please ask us, we talk english and we love you ». 



Tsuyochi qui est lui-aussi musicien de rock, se compare parfois à Tora-san car je crois qu’il vient de la campagne. Il ne cesse de me répéter que Shinjuku est mon pays natal. C’est peut-être vrai. 

Il y a en tout cas un rapport entre le sud de la France où j’ai grandi et Tokyo : la chaleur écrasante de cette fin aout. J’ai l’impression d’être passé de Rome, la « Città dell' Inferno » à Tokyo « jigoku no machi ». Toute la journée, je m’éponge avec une petite serviette et je me frictionne les bras avec les lingettes mentholées Gatsby qui permettent de recueillir le plus infime souffle d’air. 



Heureusement il est toujours possible de se réfugier dans les librairies d’occasion, comme les Mandarake de Shibuya et Nakano. 

Je découvre la revue des années 60 Kage (l'ombre), recueil de récits policiers hard boiled et ses superbes couvertures qui sont comme des affiches de films rêvées. Le graphisme des revues populaires japonaises, que ce soit le polar, la science-fiction ou l’érotisme mérite d’être exploré. Comme je ne peux pas toutes les acheter j’en photographie autant que je peux. 





On reconnait Alain Delon, éternel Japonais d’adoption, tandis que Catherine Deneuve est en couverture d’une revue SM. Les acteurs français mènent une vie parallèle au Japon. 



Il y a aussi de splendides (et hors de prix) mangas d’horreur, et des exemplaires de la revue Garo.



Cette belle couverture de Yû Takita  nous plonge dans l’atmosphère des petits quartiers japonais de l’ère Showa, pendant l’été bien sûr. La fille au premier plan me rappelle Hiroko Isayama dans Sayuri stripteaseuse de Tatsumi Kumashiro mais je me demande pourquoi le petit garçon semble à ce point éberlué. 


Au hasard, j’achète également un petit livre de photo retraçant le périple d’une japonaise à travers la campagne. 



Les petites villes de campagne sont kawai, les onsens sont kawai, les trains sont kawai, les boulangeries sont kawai, et le plus kawai de tout est de s’acheter de jolis vêtements pour voyager. Sans le savoir un photographe japonais des années 90 avait inventé Instagram.




Je trouve aussi ce curieux objet consacré au cinéma érotique : un coffret contenant un livret de photos de films et une cassette audio compilant des bandes-son. La face B est pleine de soupirs de films pink. Il faut donc feuilleter l’album en écoutant la cassette, un peu comme les livres-disques du « Petit ménestrel » de notre enfance. Le titre, en français, est savoureux: "Le cinéma japonais compilé par Eromore".



J’achète aussi à Nakano ce buste inspiré de Spirale de Junji Ito. Le glamour horrifique du mangaka est parfaitement restitué, et la jeune fille ressemble à une actrice de film muet. On peut s’hypnotiser soi-même et plonger à l’intérieur de son crâne mais là encore le voyage dans la spirale sera infini.  



(à suivre)





Journal du mois d’aout à Tokyo 2

$
0
0

« Hey Captain ! One beer please ! »



Le bar s’appelle « Sea and Sun », et on se demande où est passé le «Sex». Il est partout à l’intérieur : au plafond sur une fresque érotique, sur le comptoir où s’alignent figurines et sex toys, et surtout chez les mama-san délurées bien décidées à faire du Sea and Sun le bar «pink» de Golden Gai. 


Elles vous servent par exemple votre bière en clignant effrontément de l’œil et en poussant des soupirs suggestifs. Tout cela est à la fois navrant et hilarant. 

La mama à la casquette de yacht insiste par ailleurs pour qu’on ne l’appelle pas « mama » mais « captain ». Un captain donc dont l’une des facéties est de faire surgir un sein à l’improviste. Le « Sea and Sun » est l’un de ses lieux improbables où j’aime m’assoir car il s’y passera forcément quelque chose. Ce soir là j’y fais la connaissance de Rena, qui tout de suite me parle de sa profession : « SM Mistress ». Croiser ce genre de personne dans un bar de Shinjuku, entre un salaryman, une jeune fille bohème, et un cinéaste de films d’horreur, est tout à fait courant.


Le charme déroutant de Rena m’incite à lui proposer une interview et dès le lendemain je la retrouve au Golden Gai avec Constant Voisin, le meilleur interprète de Tokyo. Je choisis un bar excentré dans la division du quartier la moins fréquentée, sinon par des « oncles » fuyant les touristes. Certains, sinistres et désolés, conservent cependant une parcelle du vieux Golden Gai.


Rena me raconte ses débuts à Osaka, son succès dans les clubs de Tokyo mais surtout le soin qu’elle met à créer ses propres costumes. Encore une fois, la théâtralité japonaise est essentielle : j’imagine très bien Rena porter un masque de la démone du No Hannya lors de ses séances. Une bonne maîtresse SM est d’abord une comédienne.


 Je n’en dis pas plus puisque vous découvrirez cette épopée digne d’un roman porno Nikkatsu dans le Tempura de décembre. 



Le lendemain, je visite la librairie Kinokunya, célèbre pour avoir été le décor du Journal d’un voleur de Shinjuku d’Oshima. Si les rayonnages ont changé, la façade est restée la même et je suis toujours ému de retrouver identique l’escalier où se rencontraient Himiko et Birdey. 



Kabukichô oblige, le rez-de-chaussée est consacré à l’une des stars du quartier : Nicky Larson. Un exemple parmi d’autre de l’amour des Japonais pour leurs héros de manga. 


Malgré tout, un peu trop âgé pour découvrir cette série au Club Dorothée, elle me reste étrangère et je préfère flâner dans les rayons des romans de « mystery ». Les best-sellers bénéficient d’une petite mise-en-scène macabre.


J’aime aussi le rayon des  romans érotiques, leurs couvertures d’un fascinant mauvais goût, et leurs sempiternelles histoires d’Office Ladies, figure issue du miracle économique et désormais patrimoniale. On imagine très mal en France, au XXIe siècle, des séries de romans roses consacrées aux secrétaires.



Si les collégiennes à poitrines explosives côtoient de douteux livres "historiques" (est-ce un hasard ?), en revanche rien sur les femmes capitaines érotiques.  

Au rayon cinéma, on trouve toujours des biographies d’acteurs de films de yakuza dont celle du « big boss » Tetsuro Tanba, roi des gangsters. 


A deux pas de Kinokunya, se trouve le grand magasin Studio Alta qui est un des points de rendez-vous de Shinjuku. Comme il fait encore extrêmement chaud, je décide de profiter de la climatisation et pour la première fois d’explorer tous ses étages. Je découvre ce qui fait sans doute la particularité du magasin : deux étages consacrés aux tissus, et fréquentés par des japonaises de tout âges, et même des collégiennes. Est-ce encore une tradition au Japon de confectionner ses propres vêtements ? 




Un des étages vend de fantastiques décorations en tissus  pour les échoppes. 


Un détour chez les bouquinistes de Nakano me permet de découvrir un livre sur les vampires dont Romain Slocombe a illustré la couverture et quelques pages intérieures. 


Je trouve aussi un très beau livre sur les yurei-eiga, à l’iconographie folle. 



A paris m’attendent à mon retour les créatures d’Onibaba et Kuroneko de Kaneto Shindo que je devrais présenter dans quelques cinémas. Les fantômes du livre émergent de la même encre ténébreuse. 



J’ai beau les côtoyer depuis longtemps déjà, je ne peux m’arracher à la fascination de ces visages brûlés, et de ces yeux révulsés. Il ne faut jamais oublier que le monde des fantômes japonais est un monde de douleur, et que cette douleur est celle des femmes. 



Travailler sur (ou avec ?) les fantômes n’est pas sans risque. Faute de me rendre sur la tombe d’Oiwa-san dans le quartier de Sugamo (ce que j’avais fait lorsque j’écrivais Fantômes du cinéma japonais), je passe par le temple Hanazono, voisin de Golden Gai pour présenter mes hommages à Inari, le dieu renard. 



Je sonne la cloche et tape deux fois dans mes mains. Mains jointes et tête baissée, je lui demande trois choses. Il ne faut jamais craindre de solliciter matériellement les kami, qui sont là-aussi pour faciliter la vie terrestre des hommes. Et puis Inari et moi sommes un peu parents puisque le premier nom de ma famille, il y a quelques siècles était «Goupil». 


Traversant le Kabukicho, je vois à une fenêtre en hauteur, une androïde, clone de Rei l’écolière, pilote de robots guerriers, de Neon Genesis Evangelion. Ses gestes d’automates sont lents et mécaniques mais néanmoins grâcieux. 

Je lui dis au revoir d’un signe de la main et elle me répond.  

Kabukichô, théâtre de l’étrange.  

Mais ce que j’allais découvrir le lendemain dépassait tout ce que je pouvais imaginer.



(à suivre)


Shinji Somaï, l'anarchiste rêveur

$
0
0


Un texte bien sérieux que j’avais écrit sur Somaï pour Les Cahiers en 2013, à l’occasion de la rétrospective à la Cinémathèque française 

Typhoon Club 

Shinji Somaï, disparu en 2001 à l’âge de 53, laisse derrière lui une œuvre de 13 films. Bien qu’il fasse l’objet d’un culte vivace parmi ses pairs et les cinéphiles japonais, il demeure très méconnu en dehors de l’archipel. La raison tient d’abord à sa période d’activité, les années 80, décennie pendant laquelle le cinéma japonais fut négligé en occident. Le ralentissement créatif des grands auteurs, le déclin des derniers studios, mais aussi la mentalité particulière du Japon de la « bulle économique », en plein enchantement consumériste, produisirent un cinéma difficile à cerner. Somaï sut saisir la légèreté de l’époque, mais se révéla aussi un auteur exigeant et perfectionniste. Son œuvre passe du drame maritime The Catch (1983), au roman porno Nikkatsu Love Hotel (1985), à la fable maniériste Luminous Woman (1987) ou encore au mélo familial Wait and See (1998). Il est cependant un thème auquel il consacra la moitié de son œuvre : la jeunesse. 

P.P. Riders


Ses trois premiers films, The Terrible Couple (1980), Sailor Suit andMachine Gun (1981), énorme succès qui lança la star Hiroko Yakushimaru, P.P. Rider (1983) évoquent les mangas et anime et font la part belle aux nymphettes en uniforme marin et aux chansons sucrées. Pourtant, Somaï ne se contente pas de tendre un miroir complaisant à la jeunesse du pays mais signe des romans d’éducation où l’on parle franchement de sexe et de mort. Troquant la fantaisie pop pour un existentialisme lyrique, il offrit au film sur l’adolescence l’un de ses chefs-d’œuvre : Typhoon Club (1984) où des lycéens, prisonniers d’une école déserte pendant une tornade, affrontent leur moment de vérité. 

Typhoon Club


Cette même sensibilité, une perception intime et atmosphérique de l’adolescence, est à nouveau perceptible dans son dernier grand film, Le Déménagement (1993), dont l’héroïne est une collégienne perturbée par le divorce de ses parents. Le film se conclut par une plongée de 20 mn dans un Japon ténébreux et magique. Les personnages de Shinji Somaï vivent toujours à proximité de l’autre monde, en priorité les enfants et les vieillards. Un moment d’égarement ou un rêve éveillé suffisent pour qu’ils pénètrent dans cette dimension parallèle. Les vieillards n’en reviendront pas mais aux enfants, il sera permis d’acquérir une nouvelle connaissance.

 

Sortilèges

Sailor suit and Machine Gun


Dans The Friends (1994), un petit garçon se perd dans les méandres d’un hôpital. Alors que les couloirs se vident, il traverse des salles désaffectées et poussiéreuses, où des blouses blanches suspendues flottent comme des fantômes et où des fioles et éprouvettes contiennent d’étranges liquides fluorescents. Achevant son errance devant la morgue, il épie deux médecins plaisantant devant un cadavre ; vision qui le fait déguerpir et regagner le monde des vivants. Une même  dimension initiatique apporte une profondeur inattendue à Sailor Suit… dans lequel, suite au décès de son père, une lycéenne hérite d’un clan de yakuzas. De ce sujet délirant, Somaï tire une fable œdipienne : les 4 inoffensifs gangsters dont Izumi devient le « boss » représentent des figures paternelles, fraternelles et même filiales (le plus jeune s’effondre dans ses bras car elle lui rappelle sa mère). Comme dans un conte de fées, les yakuzas bons ou mauvais disparaissent les uns après les autres, jusqu’à ce que la jeune fille affronte le meurtrier de son père, chef de la bande rivale. Ce n’est d’ailleurs pas l’héroïne qui abat la figure paternelle maléfique mais la propre fille du gangster. Le travail du deuil achevé, Izumi, libérée du sortilège, peut retourner à sa vie de lycéenne.

Tournage de Sailor suit and Machine Gun



Dans Sailor Suit.., comme dans la plupart de ses autres films, les célèbres plans séquences de Somaï ne relèvent pas d’une virtuosité hollywoodienne ; les travellings sont tremblés, heurtés et souvent décadrés comme s’ils enregistraient la surface accidentée du réel. L’idée de temps et d’espace compte moins pour Somaï que faire partager une expérience émotionnelle : l’extase d’Izumi roulant en moto dans Tokyo (Sailor Suit…) ou l’inquiétude de traverser une forêt nocturne par une petite fille (Le Déménagement). C’est une transformation intime, même si on ne peut pas la nommer, que saisissent les frémissements de l’image. Dans Typhoon Club, les tumultes de l’adolescence sont liés à la violence climatique. En une scène étonnante une adolescente se masturbe dans le lit de sa mère parti au travail, la caméra restant fixe sur son visage, jusqu’à la jouissance. Plus tard, Somaï filme le calme dans l’œil du cyclone puis le déluge soudain sur la bande de lycéen dans la cour de l’école. Le plan séquence saisit un basculement du monde, en rupture avec une mise en scène souvent fluide et invisible. De façon plus humoristique, à la façon d’un Kitano, il permet aussi à Somaï de s’évader des règles du cinéma de genre. Dans P.P. Rider, un long plan séquence évacue tout le spectaculaire d’une rixe de yakuzas et la transforme en bagarre de bac à sable.

P.P. Riders

 

Chez Somaï, les sentiments développent leurs propres espaces, créent des raccords magiques ou au contraire des cohabitations impossibles. Dans Last Chapter of Snow (1985), un jeune professeur et sa fille adoptive résident dans des lieux éloignés mais, par un jeu complexe de décors, partagent les mêmes plans. Alors même qu’ils ne se sont pas avoués leur amour, le lié des espaces le fait exister.  Au contraire, les lycéens de la comédie The Terrible couple, se retrouvent dans une situation invivable : se voyant par erreur attribués le même appartement, ils doivent cacher leur situation pour ne pas être expulsés. 

The Terrible couple


Avant même de tomber amoureux, ils feront alors l’expérience du couple. Le jeune salaryman et la prostituée de Kazabana (2001) en représentent la version noire : unis par un pacte de suicide, ils transforment leur escapade hors de Tokyo en love story négative, ne supportant même pas de partager la même chambre d’hôtel.

Le classicisme que l’on a pu relever chez Somaï renvoie aussi à ce trait du cinéma japonais, lorsque les espaces domestiques véhiculent une vision du monde et une philosophie. Les maisons traditionnelles d’Ozu rechignent à accueillir la modernité et les palais des shoguns de Kobayashi évoquent, par leur géométrie, toute l’aliénation de l’esprit féodal. L’anarchisme de Somaï ne le pousse pas à détruire ces structures mais à trouver des ouvertures et des fuites, pour créer en leur sein des mondes utopiques – les enfants en sont le plus souvent porteurs. 

The Friends


Le vieil homme de The Friends est prisonnier d’un acte terrible commis pendant la guerre : la mort d’une femme enceinte aux Philippines. Ne parvenant plus à rejoindre son foyer, il devient de son vivant un spectre, s’enterrant dans une maison qui retourne à l’état sauvage. Ce sont des enfants, lutins qui chantonnent les airs de Mon voisin Totoro de Miyazaki, qui, en restaurant la maison, briseront la malédiction et le feront renaître au monde.

 

Utopie

Le Déménagement


De tous les lieux de Shinji Somaï, le plus beau est l’école de Typhoon Club. L’endroit du contrôle des enfants, des emplois du temps et des sanctions, devient un espace de liberté n’appartenant qu’à eux. L’impossible cohabitation peut alors aboutir à une communauté utopique. Chacun, presque au sens littéral, fera peau neuve. Ainsi, ce garçon qui verse de l’acide dans le dos d’une camarade pendant un cours de chimie. L’infirmière le force à regarder le dos nu et les cicatrices de l’adolescente qui, lui dit-elle, la marqueront à vie. Pendant le passage du typhon, le lycéen, les yeux vides comme un zombi, agresse la jeune fille dans un bureau désert. Lorsqu’il déchire sa chemise et s’aperçoit que les cicatrices ont disparues, il s’arrête net. L’effroi de son geste passé, mêlé à l’émotion érotique de découvrir la nudité de sa camarade, l’avait enfermé dans un cauchemar. A tous deux (puisque la jeune fille avait aussi capturé le garçon dans une vengeance inconsciente), il est alors permis de repartir à zéro et de retrouver leur innocence. Somaï marque une rupture avec un certain nihilisme du cinéma japonais, à l’œuvre chez Oshima par exemple, où le bonheur est toujours hors d’atteinte et les personnages invariablement maudits par leurs actes et poussés vers la mort et la folie. Seule exception : The Catch, récit d’aventure maritime qui rejoint une forme de fatalisme. Comme dans les récits d’Hemingway, la virilité devient une part maudite que les hommes vont tragiquement expier en mer.

P.P. Riders


A la société, Somaï oppose les bandes, les clans, voir les tribus primitives. Les yakuzas de Sailor Suit… s’avèrent une fratrie d’adolescents attardés, pour qui la solidarité des « aniki » compte plus que la loi de la pègre. Les lycéens de Typhoon Club, ne sont pas davantage rassemblés par les règles de l’école, mais par un lien plus mystique et profond. Lorsqu’ils dansent nus sous le typhon, il n’y a rien d’autre à l’image que les corps, la pluie et la terre transformée en boue. Les éléments liquides, récurrents chez le cinéaste, font retourner le monde à un état primitif. La petite fille de Le Déménagement, au bord du lac Biwa, a la vision d’un Japon archaïque et magique lorsqu’apparait un navire funéraire illuminé de lanternes. Les spectres qui se dirigent vers l’embarcation sont ceux de ses parents, prémonition d’un arrachement à laquelle elle devra se résoudre. C’est également dans l’eau d’un lac que l’adolescente de P.P. Rider a ses premières règles, telle une petite mort de son enfance. Sans aller jusqu’aux visions purement fantastiques d’un Miyazaki, Somaï a sans doute davantage de points communs avec des animateurs comme le père de Totoro ou Isao Takahata (Pompoko, Le Tombeau des lucioles) qu’avec ses pairs, les cinéastes de la génération des années 80.

Le Déménagement


En premier lieu, les rassemble un sentiment écologique mâtiné d’animisme. Dans Wait and See, entre le fils salaryman et le père paysan, sorte de Boudu japonais, se crée un petit territoire utopique : le poulailler que le garçon chéri dans son jardin comme une part d’enfance. Les poules et les poussins assurent la transmission entre les deux hommes, version enchanté des thons maléfiques de The Catch. Cette part animale que les hommes de la campagne sont parvenus à conserver, la femme la possède naturellement. En un très beau plan inquiétant, l’épouse du jeune salaryman tire avec ses dents la peau du ventre de son mari endormi. Somaï a inventé une gestuelle pour ses personnages féminins : a un moment ou un autre elles se mettent immanquablement à marcher à quatre pattes, souvent au cours de longs plans séquences. Ainsi, la lycéenne de Sailor Suit…, au lendemain d’une cuite au saké avec ses camarades yakuzas, fera sans fin le tour de son salon comme un petit animal. 

Sailor Suit and Machine Gun


Cette expression désigne avant tout les femmes comme des êtres de métamorphoses. L’écolière de P.P. Rider adopte la coiffure et les vêtements d’un garçon et les jeunes filles de Typhoon Club pillent les costumes du club de théâtre. Le statut de Yakuza d’Izumi n’est en définitive qu’un bref moment dans sa vie d’adolescente. De la même façon, la prostituée suicidaire de Kazabana, n’est que l’incarnation temporaire d’une mère de famille.

Cinéma de la métamorphose, du jeu et du travestissement, empreint d’un anarchisme rêveur, l’œuvre de Somaï fut une brèche dans une époque où toute idéologie contestataire avait disparue. Sa disparition prématurée l’empêcha d’être réellement le contemporain des cinéastes de la crise économique comme Shinji Aoyama, Kiyoshi Kurosawa ou Shunji Iwai, mais nul doute qu’il fut leur précurseur.



 

 

Door (1988) de Banmei Takahashi

$
0
0



Attention, ce billet contient des spoilers. 

Door est un curieux film, entrant dans la catégorie du home invasion mais avec des préoccupations très japonaises. Le home Invader, celui qui s'introduit dans la maison, est davantage défini par un terme anglais passé dans le langage courant au Japon : le stalker. Un être anonyme, obsédé en général par une femme ou une jeune fille, qui se met à la suivre et se dissimule parfois chez elle. Ces personnages réels, au centre de fait-divers souvent tragiques, font partie des terreurs générées par la vie urbaine japonaise.



Le décor est typique des années 80, et deviendra celui favori de la J-horror : un grand ensemble moderne et aseptisé qui, s’il était laissé à l’abandon, aurait le même destin que celui de Dark Water. La solitude et une mère de famille persécutée sont aussi les thèmes de Door. Yasuko, une jeune femme au foyer, y réside avec son mari et son fils de 5 ans, Takuko. Le mari est un salaryman travaillant dans une société informatique, encore une fois un métier de la bulle économique. Il rentre épuisé du travail, fait une sieste, avant de s’occuper un peu de son fils.



La scène où Takuko est endormi dans leur lit indiquerait que ce couple poursuit une existence sans passion ni sexualité, centré autour de leur enfant. Cette vie conjugale morne et répétitive donne lieu à un désastreux retour du refoulé, pulsions qui chercheront à forcer la « porte » de l’appartement. Celles-ci s’incarnent en la figure d’un représentant proposant des cours d’anglais qui, blessé par la jeune femme refermant la porte sur sa main, va être pris d’une passion violente pour elle. Réduire le home invasionà son élément principal, la porte séparant la menace extérieur de l’intimité, est une idée particulièrement brillante. C’est sur celle-ci que l’héroïne trouve inscrit  : « Je suis sexuellement frustrée, faites-le avec moi. » Graffiti autant obscène que révélateur de son refoulement.



Alors que son mari est absent pendant trois jours, les coups de téléphone se multiplient, comme si l’un devenait de plus en plus présent alors que l’autre s’efface. Le « Je vous aime » du harceleur téléphonique lui revient perpétuellement à l’esprit, sans doute parce qu’on ne lui a pas dit ces mots depuis longtemps. Peu à peu, toujours à coup d’appels téléphoniques, l’homme étend son emprise sur sa vie, devinant lorsqu’elle sort de son bain ou l’épiant à la piscine. 



Paradoxalement, cette femme d’une trentaine d’année, ni belle ni laide, à la sexualité dévitalisée, se met très légèrement à retrouver une forme de sensualité. 



Avec ses traits fins et enfantin, le stalker échappe au cliché du pervers forcément repoussant. Comme le mari, il est un agent dépersonnalisé de la surconsommation des années 80. Les deux acteurs pourraient sans problème échanger leurs rôles. Après des années à œuvrer dans le domaine du roman porno et du film pink, Banmei Takahashi en connait bien les mécanismes. Pourtant Door n’est absolument pas un film érotique, ne flatte à aucun moment le voyeurisme du spectateur, comme si la sexualité refoulée de l’héroïne fermait aussi à double-tour cette porte-là.



Le stalker parvient finalement à s’introduire chez la jeune femme et, sous la menace, la force à préparer le dîner pour son fils et lui. Il occupe alors la place du mari absent, et tente ensuite de la violer. Un travelling étourdissant (et furieusement depalmien) en plongée totalement verticale, suit leur combat à travers tout l’appartement qui révèle son statut de décor, mais surtout d’espace mental.



Door a la réputation d’être l’un des premiers films gore japonais, au même titre que Evil Dead Trap sorti la même année. Mais il faut noter que les effets sanglants s’exercent exclusivement sur la figure du violeur, massacré par la jeune femme, à la fourchette à rôti et à la tronçonneuse. Pourtant, il semble que sa mort ne résout rien, à part faire basculer la mère et le fils dans la folie. Alors même que l’agresseur était dans l’appartement, un autre pervers téléphonait à Yasuko, faisant planer un doute : les appels anonymes, le mouchoir remplis de sperme déposé dans sa boîte à lettres, l’inscription obscène étaient-ils tous l’œuvre du représentant. Combien de pervers se cachent dans la ville pour l’épier ?



En 1991, Banmei Takahashi offre une suite, Door2, Tokyo Diary, délaissant le réalisme pour le baroque et une intrigue plus classiquement sadomasochiste. Kiyoshi Kurosawa tourne Door3 en 1996, ne retenant du premier film que l’idée du démarchage à domicile pour dévier ensuite sur un récit à la Body Snatchers. Kurosawa avait saisi que l’angoisse principale de Door résidait dans l’impossibilité de préserver son intimité dans un monde parcouru de réseaux téléphoniques. Des êtres spectraux, envoyés par les entreprises, pouvaient se glisser dans les maisons, cherchant autant à nous vendre leur marchandise, qu’à s’emparer de nos âmes et de nos corps.




Journal du mois d’aout à Tokyo 3

$
0
0

Kabukichô will never die

…Mais ce que j’allais découvrir le lendemain dépassait tout ce que je pouvais imaginer…



A force de tourner autour du sanctuaire de Benzaiten (voir ici) et d’être fasciné par le château rouge qui le jouxte, j’ai fini par y entrer. 



La veille de mon départ, le 1er septembre, Constant Voisin m’invite à une soirée de performances au Kabukichô organisée par le collectif d’artistes Chim↑Pom. Constant m’apprend qu’Ellie une des fondatrices du groupe et son compagnon, propriétaire des plus grands host clubs du Kabukichô, luttent contre la disneyisation du quartier, dont le symbole serait l’affreux bar-attraction Robot Restaurant (d’ailleurs fermé). 



Il est en effet capital que Kabukichô conserve son parfum de souffre, aux vieilles habitudes peut-être immorales, mais qui en font un quartier chargé d’histoire, de culture et pour moi un creuset de récits et de destins qui encore aujourd’hui continuent de se croiser. Constant me raconte que le compagnon d’Elli a aménagé dans ses clubs des salles de lectures pour que les Hosts puissent comprendre la valeur du quartier où ils travaillent. 




Le lieu des performances est donc Ojo, le château rouge à côté du sanctuaire de la déesse. Il serait à l’origine un restaurant, transformé en karaoké et désormais désaffecté. Quant aux artistes, il s’agit de Kumi, une performeuse vouant un culte à Benzaiten, et de TokyoQQQ, une troupe qu'on pourrait rapprocher de celle de Terayama dans les années 70. Ce soir va se dérouler une cérémonie pour invoquer l’esprit de Kabukichô contre les promoteurs et l’industrie du spectacle. La tour est en effet en déréliction, et pourrait faire un décor idéal de J-horror. Avant que les artistes ne l'investissent, on fait connaissance avec eux par des installations vidéo. Celle de Constant, sur quatre écrans, présente Kumi et une barre de pole-dance, d'abord avec sa robe et sa coiffe de prêtresse puis sans maquillage. 

Peu à peu, elle se met à pleurer. Kumi est d’origine coréenne, et elle vit un voyage intérieur vers ses origines. Ce que met à nu l’artiste, face à la barre métallique, n’est pas ce à quoi on s’attendrait. 

Dans un coin de la pièce, dans un petit espace en carton rose-bonbon, les membres d’un club érotique (le groupe Bonjour Tulipe), une naine (Chibi Moeko) et une jeune femme toute en rondeur (Juanita Yamada), sont en nuisette et perruque blonde.


Au fond de leur chambre, par une ouverture, un homme étrange les observe. Il rampe jusqu’à nous : c’est un artiste handicapé (Kenta Kanbara), aux jambes atrophiées, qui danse sur les mains avec une incroyable virtuosité, son fauteuil roulant lui servant d’accessoire.


Après cette sidérante performance, je décide d’explorer les étages. Dissimulé dans le recoin d'un palier, un garçon-rat (Kelo Hirai) me suit de ses petits yeux noirs et brillants.


Un barbu androgyne (Domo) en train de lentement se maquiller me sourit. 

Par la fenêtre, d’une des salles j’aperçois une séduisante créature (Kily shakley), showgirl scintillante, longiligne comme un insecte.


Je reste dans ce couloir pour ne pas rater l’entrée en scène des artistes : devant moi passe le garçon-rat, glissant le long des murs comme une créature du cinéma expressionniste, puis c'est au tour d'un écolier (Tuki Takamura) en uniforme, fardé,  semblant sortir de Cache-cache pastoral de Shuji Terayama. 

Enfin tout le groupe sort de la loge, mené par Kumi cette fois en grande tenue de Benzaiten, chantant des mélopées votives.

Ils vont parcourir tout le bâtiment, suivis par les spectateurs, jusqu’à parvenir au sommet du château rouge. Là, Kumi chante pour la lune, pour Kabukichô et pour Benzaiten, entourée de cette troupe qui chacun représente les esprits protecteurs du quartier, venus des clubs érotiques, des bars à hôtesses, ou du théâtre et cinéma underground.



Aujourd’hui j’ai écouté sur la chaîne Youtube de Blast l’émission de Pacôme Thiellement consacrée à Freaks de Tod Browning (voir ici). Les phénomènes comme derniers survivants de l’esprit du carnaval, la plus vieille fête religieuse du monde. A travers leur renvoi au statut d’infirme, et pour certain leur hospitalisation psychiatrique, le nouveau monde du capitalisme et de la norme essayait d’effacer ce qui, à travers les freaks, survivait de ces cultes venus du fond des âges. C’est le même processus qui a été mis en œuvre au Japon tout au long du XIX siècle et surtout à l’époque Meiji, prohibant les fêtes sexuelles campagnardes, les sento mixtes, les estampes érotiques, pour se donner l’allure d’un pays respectable aux yeux des visiteurs occidentaux. 



Mais l’esprit d’Edo ne cesse de ressurgir : à l’époque Taisho, dans les années 20, avec le courant ero-guro et ses histoires d’horreur où des savants fous façonnent des monstres sur des îles (voir ici). Le patriotisme, le fascisme du gouvernement d’Hirohito et l’entrée en guerre détruiront cette poussée libertaire. Un même glas sonnait pour les années folles française et la république allemande de Weimar. Pacôme fait un lien entre les Freaks des cirques nomades et ceux des années 60, popularisés par Freak Out, l'album de Franck Zappa. Lors du miracle économique, sacré par les jeux Olympiques de 1964, c’est l’apparition de la danse butô de Tatsumi Hijikata, chevelu et décharné, n’ayant rien à envier aux freaks californiens, qui fait revenir les figures pauvres, malades, certains idiots ou déformés de sa jeunesse campagnarde ; c’est Koji Wakamatsu et ses films pinks hallucinés où les vierges sont crucifiées devant le mont Fuji ; c’est Shuji Terayama et Juro Kara les deux génies de l’avant-garde qui font revivre le kabuki travesti, sexuel et débraillé de l’ère Edo.  


La répression ne sera pas policière, mais économique comme dans tous les pays du monde. Les armes de la contre-révolution seront la télévision et les idolu, ces adolescentes proposant un monde acidulé et d’une apparente santé. Que pouvaient les monstres d’Hijikata face à la chanteuse adolescente Momoe Yamaguchi qui, bien qu’adorable et talentueuse, était la créature d’une industrie puissante ? Les années 80 seront donc, comme aux USA mais aussi en France, une fête du capitalisme, effrénée, grisante, où règnera le gaspillage. 



Le même combat se rejoue maintenant, au cœur de Kabukichô, dernier bastion d’un monde magnifique et vulgaire, déjà bien éprouvé lors du Covid. Bien sûr, je ne suis qu’un visiteur, et je mentirais si je disais que le chat de Shinjuku ne m’a pas charmé, et que je n’ai pas un frisson lorsque se met en mouvement l’immense Godzilla au-dessus du cinéma Toho. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de les voir comme les ambassadeurs de ce nouveau Kabukichô propre, kawai et inoffensif. 



Retrouvant dans une vieille « pocket camera » Kodak des images du Kabukichô en 2013, il n’y a donc pas si longtemps que ça, j’ai mesuré la différence. Aujourd’hui, des rues moins peuplées, moins de jeunes filles en goguettes et de regroupement de hosts, que j’adorais avec leurs cheveux oranges et leur allure de chats sauvages. Même les pittoresques rabatteurs sénégalais et nigériens semblent faire profil bas et ne tentent plus de m’attirer dans des bouges pour rencontrer les « real japanese girls ». 



Chim↑Pom, Kumi et TokyoQQQ sont héroïques, et je me demande ce que nous, en France, avons à opposer au racisme, à la rancœur à l’abrutissement des médias, et aux mauvais esprits qui ne cessent de ramper dans nos cerveaux depuis les années 40. 

Moi-aussi je dois prier une dernière fois Benzaiten pour la victoire de Kumi et la persistance de l’esprit du quartier. Je dois évidemment aller faire un dernier tour au Golden Gai. 



Dans un bar, deux jeunes gens me parlent de leurs tatouages : les bras de la fille sont couverts de papillons et de roses tandis que le garçon, canaille, soulève son t-shirt pour découvrir une chouette en vol. 



C’est une scène comme les autres, comme cent autres qui se déroulent toutes les nuits au Golden Gai, mais elle est empreinte de cette mystique de la rencontre, du plaisir de l'alcool, de l’amusement léger et partagé qui est tout l’esprit du Kabukichô.  



Pour en savoir plus sur TokyoQQQ ici






Notes sur quelques livres et films

$
0
0

J’avais pris ces notes en décembre 2023 sans avoir eu le temps de les publier. Je les poursuis donc aujourd’hui. D’une année à l’autre, c’est toujours la pluie et le froid qui règnent et pour survivre à ces maussades journées sans soleil, et puisque tutto il resto è noia, une seule solution : peupler sa caverne de livres et de films. 


Ozu. Une affaire de famille de Pascal-Alex Vincent (éditions La Martinière)



Pascal-Alex a eu la gentillesse de m’offrir son magnifique livre sur Ozu. Le cinéma japonais, Ozu en représenterait le symbole le plus pur : les plans fixes, la caméra à « hauteur de tatami », les acteurs filmés frontalement. C'est à la construction de ce style hypnotique que Pascal-Alex Vincent nous invite. Une affaire de famille mais aussi une histoire du Japon débutant dans le cinéma muet, dans un pays en crise et les milieux populaires, voyant apparaître les premiers salarymen, le conflit sino-japonais (où Ozu fut mobilisé), le peuple brisé de la défaite, avant de suivre les Japonais dans leur accès au confort et à l’électro-ménager dans les films en couleur de la fin de sa carrière. 



Son œuvre côtoie brièvement les « modernistes » et la nouvelle vague dont certaines futures stars ont tourné chez lui comme Mariko Okada (Fin d’automne), Ayako Wakao (Herbes flottantes) et Shima Iwashita (Le goût du saké). Le livre est aussi une « petite histoire du cinéma d’Ozu » remplie d’anecdotes, de potins des journaux de l’époque, et de romances réelles ou prêtées au cinéaste, composant un Ozu humain, moins « cadré » que ses films, et un peu vieillard terrible comme le monsieur Kohayagawa de Dernier caprice. 



Ozu meurt en 1963, âgé de 60 ans, ce qui est jeune pour un cinéaste japonais. On peut imaginer un Ozu ayant continué de tourner encore pendant 20 ou 25 ans. Quel regard aurait porté Ozu sur les années de contestation de la jeunesse ? Sur la société du divertissement des années 70 et 80 et le monopole de la télévision ? Sur le consumérisme des années 80 ? Momoe Yamaguchi aurait-elle incarné une jeune fille moderne, née un an après que le cinéma d’Ozu soit passé à la couleur ?  Concordance des temps, le livre est préfacé par Wim Wenders, alors que sort le très beau Perfect Days. 




Le garçon et le héron d’ Hayao Miyazaki



Autre grand maître qui en revanche nous est contemporain : Miyazaki. Je ne prétendrais pas avoir tout compris de ce film foisonnant, labyrinthique mais à la narration et l’animation d’une grande souplesse.  Miyazaki reste toujours atypique. Le symbole pourrait être ce héron, gracieux, mais qui cache dans son ventre un petit bonhomme grassouillet au gros nez - soit son inverse complet. Lorsque le bonhomme ressort, le héron n’est plus qu’un déguisement. Il y a ainsi au cœur de cette histoire tragique d’un garçon ayant vu sa mère brûler vive pendant le bombardement de Tokyo, toujours cet esprit drolatique. Ainsi la tribu d’adorables mémères, hautes comme trois pommes, et taxant des cigarettes. Elles me rappellent ces vieilles tortues que je vois trottiner toutes courbées, dans les rues et les couloirs du métro. Ce sont en fait des yokaïs et malgré tous mes efforts, je ne parviens jamais à les prendre en photo : elles ne se déplacent pas à vitesse humaine. 


Yuki-onna à la galerie Da-end 

Je suis passé en décembre par la galerie da End, dont la thématique est yuki-onna. Je n’ai pas vraiment vu l’enchanteresse et glaciale femme des neiges, mais des lithographies de Toshio Saeki, une très jolie miniature de Satodhi Saïkusa 



et une belle photographie de Daido Moriyama. Au fond cette femme nous offrant l'intérieur de ses cuisses, comme un paysage de neige nocturne, mais dont le flou frustre notre désir, est peut-être la vraie incarnation de Yuki. 




L’obs hors série, Novembre 2023 : le pouvoir des mafias. 




Une belle couverte de Bruce Gilden flashant l’ancien yakuza Noya Abe, devenu auteur de manga sous le nom de George Abe. Jake Adelstein évoque dans un article, une organisation religieuse ultra puissante : la Soka Gakkai, fondée avant la seconde guerre mondiale, qui dompte désormais 8 millions de membres et possédant même presque entièrement le quartier de Shinomachi à Tokyo. Actif aussi dans la politique au parti libéral démocrate, le Soka Gakkai a également recours à des yakuzas pour certaines opérations. Encore un exemple de l’action liens des gangs dans la face cachée d’organisations légales. 

En bonus, les toujours splendides femmes yakuza de Chloé Jafé.




Perfect days de Wim Wenders



Wenders m’apprend un mot japonais : Komorebi, la lumière du soleil jouant avec les feuilles des arbres. Goût pour les choses infimes et fugitives, mais aussi puissances de l’imperfection et de la fragilité, car jamais le soleil ne pourrait traverser le béton. Perfect days m’a fait penser à Richard Breautigan, et chaque étape de la journée de monsieur Hirayama pourrait être un chapitre du Tokyo Montana Express. Imaginons : « Les 4000 toilettes publiques de Tokyo », « la cassette de Lou Reed qui valait de l’or », « Les deux amours de la mam-san », « Un seul livre à la fois »… 



Si la jeunesse ne tient pas en place, doit prendre la route, et faire des expériences, la vieillesse continue le voyage sur un autre mode : celui d’une routine heureuse, et explore un territoire tout aussi infini où chaque jour peut devenir œuvre d’art intime, surtout quand il s’achève devant la mama-san de son bar favori. 



Le film m’a aussi rappelé cette vérité simple : oui, Tokyo est l’une des villes les plus propres du monde, parce que les Japonais sont soucieux du bien commun, mais aussi parce qu’il y a des gens qui la nettoient chaque jour. Monsieur Hirayama est encore vigoureux, mais derrière son soin méticuleux à nettoyer les toilettes, on perçoit une réalité sociale plus dure : celle des travailleurs âgés qui gardent les parkings, font la signalisation devant des travaux, travaillent dans les restaurants, ou ceux qui pistent les fumeurs et leur tendent une bouteille de soda pour qu’ils y éteignent leur cigarette. Lorsque son assistant lâche son travail, il doit en exécuter le double, et on sent que c’est bien trop pour lui. 


Petit éloge de l’errance (2014) d’Akira Mizubayashi



Par hasard, après Perfect Days, je retrouve dans ma bibliothèque ce Petit éloge de l’errance, si mince que je croyais l’avoir perdu depuis longtemps. Les premières pages sont une longue et belle description de Yojinbo de Kurosawa, le rônin devenant pour lui la personnification du Japon de l’après-guerre, traçant un chemin hasardeux mais déterminé, dans un monde chaotique. « Notre yojinbo, une fois qu’il a pris note de la direction indiquée par la branche d’arbre lancée au hasard en l’air s’est mis en effet à marcher d’un pas ferme et assuré dans le vaste champ désert. »


Keiko kishi, une femme libre de Pascal-Alex Vincent



Outre son évocation attachante d’Ozu, Pascal-Alex Vincent nous propose de rencontrer Keiko Kishi dans un documentaire poursuivant ses portrait d'actrices japonaises : Miwa, et Kunyo Tanaka. Ozu n’est évidemment pas loin puisque Keiko a tourné dans Printemps précoce. Keiko Kishi c’est aussi la femme des neiges de Kwaidan, la Eiko de Yakuza de Pollack, l'actrice de Naruse et Kon Ichikawa. Mais aussi une française d'adoption mariée au cinéaste Yves Ciampi ; une productrice avec les actrices Yoshiko Kuga et Ineko Arima, entre autres de Fleur pâle de Shinoda et de Kwaidan. Dans les années 70, s’éloignant du cinéma, elle fut aussi une globe-trotteuse intrépide, réalisant des reportages en Iran pendant la révolution. Le film contient une interview exclusive réalisée l’été dernier à Tokyo. Elle fête cette année ses 91 ans. La particularité de Keiko Kishi est d’avoir été énormément filmée par sa famille dans des home-movies, et d’avoir été une des personnalités du milieu artistique parisien dans les années 50, fréquentant Cocteau et jouant pour lui au théâtre. Léguée à la cinémathèque, les archives de Keiko Kishi fournissent une passionnante matière au documentaire de Pascal. 


Godzilla Minus One de Takashi Yamazaki



L’excellent Godzilla Minus One prouve qu’un film d’action peut aussi être (relativement) lent, avec des plans fixes. L’attaque de Ginza est particulièrement magnifique, et l’introduction du thème musical donne des frissons. Godzilla lui-même est majestueux, avec cette idée formidable d’avoir conservé, alors même qu’il est en CGI, une certaine rigidité et un côté mastoc,  comme si un acteur se cachait encore sous sa peau. Mais tout de même, on ne peut pas faire l’impasse sur un discours politique pour le moins curieux. L’affrontement en 1947, entre Godzilla et un Japon privé d’armée, abandonné par les USA en pleine guerre froide, permettrait au peuple de laver la honte de la défaite. Le patriotisme et le fascisme ne sont jamais évoqué mais, comme le déclare un scientifique, beaucoup d’hommes sont morts aux combats à cause d’armes et avions défectueux. Que de vies auraient été épargnées si les avions des kamikazes avaient été dotées de sièges éjectables ! Enfin sans aller jusqu'au nationalisme, puisqu’au fond le film rejette in fine l’idée du sacrifice, c'est plutôt l'effet étrange de voir un film restituant l'esprit de 1947, et réclamant au moins des forces d'autodéfense.


Angel Guts Red Porno (1981) de Toshiharu Ikeda



Revision à la Filmothèque, dans le cadre du ciné-club de Stéphane Delorme, du plus cauchemardesque des Roman Porno Nikkatsu. A l’exception des scènes où Nami couche avec son collègue de bureau dans un hôtel, toutes les scènes érotiques sont des scènes de masturbation ou des images mentales. Vision hallucinée d’un monde d’hommes et de femmes séparées, presque un apartheid où, ne circulent que des images érotiques industrielles, productrices de fantasmes. Rien n’est plus difficile que de franchir ces parois de verre pour qu’une vraie rencontre se produise.  



Tamasaburo Bando, princesse d’ivoire et d’ivresse

$
0
0

Visage écrit (1995) de Daniel Schmid




Il existe une race de vampires qui ne se nourrit pas de sang mais de fard, de bijoux et de parfum. Délicieuses mais peu nourrissantes substances, qui leur permettent à peine de tenir debout, et les plongent dans la langueur, dans des salons à l’air raréfié ou des cabarets où tout semble bouger au ralenti.



Loin de sa Suisse natale, Daniel Schmid alla chercher un de ces vampires sur les scènes du théâtre Kabuki : Tamasaburo Bando, la jeune star des onnagata, ces acteurs spécialisés dans les rôles féminins. Onnagata veut dire « forme de femme », précieuse dénomination qui, à la différence des occidentaux travestis ou transgenre évoque moins l’habit ou la norme sociale que le tracé d’un pinceau… L’acteur qui dessine sur scène cette « forme de femme » a fait de la féminité un art ne pouvant se réduire au visible. 

Au naturel, Tamasaburo Bando a quelque chose de Ryuichi Sakamoto. Mais le naturel a-t-il un sens pour les onnagata ?



Ce qui le sépare de la femme est une fine pellicule de fard blanc et dès qu’il franchit cette frontière, un fantôme bien sûr vient à sa rencontre. Le maquillage est un rituel exécuté par le comédien lui-même, ce qui est une des caractéristiques du kabuki. La peau réelle de Tamasaburo, avec sa couleur réelle, ses imperfections réelles, disparaît, remplacée par la peau idéale, de la princesse qu’il va interpréter sur scène.



« L’onnagata nait de l’union illégitime du rêve et de la réalité » écrivait Mishima dans la nouvelle Onnagata à propos du comédien Mangiku. Celui-ci était inspiré par le plus célèbre onnagata de l’après-guerre Nakamura Utaemon VI (1917-2001). Même si Utaemon était un collectionneur passionné d’ours en peluches, Mishima le décrit comme une créature quasi maléfique, hypnotisante et pouvant mener plonger les hommes dans les gouffres d’amours impossibles. 



« Masuyama éprouvait une sorte de terreur à chaque fois qu'il en était témoin. Une ombre diabolique avait en un seul instant balayé à la fois la scène éclatante de splendides décors et de magnifiques costumes et les milliers de spectateurs attentifs. Cette force émanait sans conteste du corps de Mangiku, mais transcendait aussi sa chair. A ces moments-là, Masuyama sentait jaillir de cette silhouette sur la scène quelque chose comme une source sombre, de cette silhouette tellement empreinte de douceur, de charme féminin, de grâce, de délicatesse, de fragilité. Il ne pouvait pas l'identifier, mais il lui semblait qu'une étrange présence néfaste, dernier résidu de ce qui fascine chez l'acteur, séduisant maléfice qui détourne les hommes et les fait s'abimer dans un éclair de beauté, émanait de la source sombre qu’il avait décelée. Mais simplement nommer une chose n'explique rien. »  

Pour Tamasaburo, simplement nommer « femme » la forme qu’il projette sur scène n’explique rien non plus. Schmid va convoquer une série d’actrices et musiciennes pour tenter de cerner le mystère du comédien. 





Haruko Sugimura, 88 ans, actrice de Derniers Chrysanthèmes (1954) de Naruse, déclare qu’un onnagata « parvient à cueillir et reproduire des détails dont les femmes n’ont pas conscience. Les onnagata nous enseignent beaucoup sur la féminité. » Puis c’est au tour de Han Takahara, geisha et chanteuse de 92 ans, maîtresse d’un art codé de la séduction féminine, d’exprimer la « gestuelle des sentiments et des émotions ». Enfin Tsutakyomatsu Asaji, 101 ans, geisha et joueuse de shamisen (on a l’impression que les femmes pourraient se succéder jusqu’à atteindre des âges impossibles). Son corps est frêle, ses bras et ses mains ne sont que des os, mais au fond de son regard peut-être peut-on encore voir luire cette source sombre dont parle Mishima. La geisha et Tamasaburo sont les légataires d’un art séculaire, mystérieux et primordial puisqu’il concerne le désir et ses illusions.

Parmi la multitude d’histoires qui se croisent dans Visage écrit, il y a celle-ci : sur un bateau longeant le port de Yokohama, deux hommes, dont on imagine qu’ils appartiennent à la pègre, se disputent l’amour de la Geisha du crépuscule. Sur un phonographe tourne Noche de Biarritz des Lecuona Cuban Boys. 



Sommes-nous encore chez les onnagata ou chez Jean Genet, dans Querelle de Brest ou Notre-Dame-des-Fleurs. Les habitués des nuits de Kabukichô savent que cela revient au même. Même s’ils l’enlacent sur le pont du navire, jamais elle ne leur appartiendra car la Geisha du crépuscule n’est que « l’union illégitime du rêve et de la réalité ». Peut-être n’existe-t-elle que par l’amour impossible que se portent ces deux hommes, et qui bien sûr ne peut se réaliser que par les couteaux et le sang. 


Parmi les magiciennes, se glisse le danseur butô Kazuo Ohno, âgé de 89 ans, dansant les pieds dans l’eau du port de Yokohama. Mais est-ce bien lui qui danse où sa création, la Argentina ? Celle-ci se nommait Antonia Mercé et naquit à Buenos Aires en 1890. Admirée par Federico Garcia Lorca, elle subjugua, les scènes mondiales, par ses interprétations de la Danse du feu de L’Amour sorcier, des compositions aux titres énigmatiques tels que La Danse des yeux verts.  En 1977, Ohno fait renaître la Argentina en même temps qu’il fit renaître sa danse abandonnée en 1968. 



Vieillard poudré, vêtu de voiles et de chiffon, coiffé d’un chapeau piqué des fleurs, il ressemble aux squelettes travestis et souriants de la Santa Muerte mexicaine. Ohno, qui put voir Antonia Mercé à Tokyo, déclara : « la Argentina dansait avec son âme ». Désormais c’est lui qui danse avec l’âme de la Argentina. La Argentina était-elle déjà présente en lui avant qu’il ne la convoque d’entre les morts?  Nommer "La Argentina" cette chose qu'Ohno fait apparaître sur scène n’explique rien non plus. 

Tamasaburo fait évoluer sur scène une femme, comme le manipulateur vêtu de noir des marionnettes Bunraku, qui se tient à la lisière de la perception des spectateurs. Mais cette femme, qui est-elle vraiment ? Je est-il une autre ?



« J’ai longtemps cru que je jouais comme une femme, explique Tamasaburo. Mais un jour j’ai compris que je ne pouvais pas voir le monde avec de vrais yeux de femme. Mon regard est celui d’un homme et non d’une femme. Je joue une femme à travers les yeux d’un homme, comme un peintre dessine une femme à travers sa propre perception, avec la distance d’un écrivain décrivant un sentiment féminin. Je me sers de mon âme comme d’un intermédiaire, pour mettre en scène mon image idéale de la femme. J’essaie de rendre la symbolique, l’essence de la femme. Je crois que c’est cela un onnagata.»


Derrière la sublime créature qu’il offre à notre regard, Tamasaburo n’est-il pas lui-même une « forme d’homme », aussi imaginaire et fantastique. Ne risque-t-il pas de se dissoudre sous le fard ?

Le comédien rêve qu’il marche dans une ville déserte plongée dans la nuit, seulement éclairée par les lanternes des théâtres. Il entre dans l’un d’entre eux, se glisse dans les coulisses et observe sur scène celle qui est son double : la princesse héron, qui agite les ailes blanches de son kimono et meure de ne pouvoir s’envoler.


Visage écrit est édité en bluray par Carlotta Films

voir ici





Chime (2023) de Kiyoshi Kurosawa

$
0
0

Dans la salle de classe, il y a un fantôme assis sur une chaise



Enlevez Mamiya, l’hypnotiseur amnésique de Cure, mais gardez le monde glacé où circule le Mal et vous obtiendrez Chime. Kiyoshi Kurosawa a tourné ce film de 40mn pour la plateforme japonaise Roadstead en septembre 2023, dans les interstices de son remake de La Trace du serpent. 



Un cuisinier enseigne à une classe d’une dizaine d’élève, lorsqu’il remarque un garçon, qui l’air absent, découpe de l’ail comme un forcené. Tashiro est une de ces créatures typiques de Kurosawa : ensommeillé, presque amorphe, mais habité par une sourde méchanceté. 



Tashiro, après un discours insensé où il raconte qu’on a remplacé une partie de son cerveau, se plante un couteau dans le crâne. Il veut faire taire le carillon, qui est comme un cri mais pas humain, qui tinte dans sa tête. 

Tashiro a transmis sa malédiction au professeur car quelque chose tinte aussi dans sa tête : l’insatisfaction de se croire un grand cuisinier mais de n’enseigner que pour des élèves qui viennent surtout passer le temps. 

Il y a trop de lames en acier luisant dans cette salle de classe. Trop de reflets lumineux, que projette le train qui passe devant les fenêtres. Les reflets se répercutent sur les murs, ces casiers qui ressemblent à ceux d’une morgue. Ils sont hypnotiques comme les signaux lumineux dans Cure qui réveillaient la pulsion de meurtre plantée par Mamiya dans l’esprit de ses victimes. 



Où déjà avions-nous vu un éclat dévoiler l’identité d’un tueur ? Dans Ténèbres de Dario Argento, où la pointe métallique d’une structure d’art contemporain était frappée par la lumière dans l’appartement vide du tueur. Eclat maléfique comme celui luisant sur lame des rasoirs. Ténèbres est aussi un film sur la contamination du Mal. 

Dans la salle de classe, il y a un fantôme assis sur une chaise. Nous ne le voyons pas mais le professeur hurle de terreur, bouche noire comme un danseur de butô. Dans sa chambre, son fils (un horrible enfant qui ricane à table sans explication) sourit comme un spectre. 



Entre ses doigts, il fait tourner une petit jeu en acier, semblable aux surfaces de la salle de classe de son père. Est-ce lui l'hypnotiseur?


Chaque jour sa femme descend des poubelles contenant des dizaines de canettes métalliques et les écrase une à une. Qui les a bu ? Et où disparait-elle sans explication ?

Derrière un rideau, dans le salon, une petite pièce est un dépotoir, jonché d’objets brisés et d’ordures.




Cet appartement n’est pas tel que nous l’avions cru : est-ce le repaire d’un fou, d’un reclus solitaire ? Parfois le professeur sort dans la rue, regarde autour de lui et rentre terrifié dans son appartement. Qui peuple cette maison ? Quels spectres d’une vie familiale révolue ? 

Entendez-vous le carillon ? 




Shinjuku 2013, une caméra dans la poche

$
0
0


J’ai retrouvé ma pocket camera Kodak, achetée vers 2010, un de ses objets rendus complètement obsolètes par les smartphones. A l’époque j’en étais fou et, je l’emmenais bien sûr à Tokyo. Et puis plus tard je l’ai délaissée, moins pour filmer avec mon téléphone que parce que je me suis davantage intéressé à la photographie. En fouillant un placard je l’ai retrouvée, en parfait état de marche. 



Il y avait dedans encore quelques films, tournés en 2013, au mois d’octobre puisqu’on y voit la fête d’Halloween. C’est une drôle de sensation de retrouver le Kabukichô de l’époque, surpeuplé et une certaine insouciance qui n’est plus tout à fait de mise aujourd’hui. 



Le COVID est passé par là, et puis le monde s’est obscurci autour de Kabukichô. Moi-même je m’émerveille toujours lorsque je me perds dans le quartier, mais j’ai retrouvé dans ces petits films une certaine fraicheur de mon regard. 



Ils sont bien sûr abominablement cadrés mais reproduisent ces traversées nocturnes qui étaient pour moi de réelles immersions dans les sons et les images de Tokyo.